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Les voyageurs à destination du Parc descendent là, et prennent un petit train local qui relie Livingstone à Cinnabar : c’est le point terminus de la voie ferrée. Il n’y a pas de chemins de fer dans le Parc, pour ne point commettre un anachronisme dans ce morceau de pays primitif. À Cinnabar, où l’on débarque le matin vers dix heures, trois grands mail-coachs à huit chevaux attendent les touristes : on part aussitôt. Les voitures rebondissent durement contre leurs épais ressorts de cuir, sur la piste accidentée qui suit les creux de la chaîne rocheuse et les méandres des torrens, dans un panorama grandiose : cirque immense où les gradins sont des crêtes inaccessibles qui se superposent en s’élevant vers la nue, comme une houle montante. Par la porte de la Montagne, la route débouche sur la vallée du Paradis, où des huttes basses, faites en troncs d’arbre mal équarris, émergent çà et là de l’herbe épaisse. L’une d’elles porte une pancarte : Post Office-Saloon. C’est la poste et le cabaret. Les murs sont faits de huit à dix bouleaux couchés les uns sur les autres, raccourcis à la mesure convenable, cimentés avec de la boue. Des pierres parsemées assurent au toit de branches une résistance suffisante contre le vent. La vallée s’élargit, les pins et les trembles l’ombragent de leurs larges rideaux de verdure. La carriole franchit un dernier défilé, et l’on entre au pays merveilleux, Wonderland, devant les sources du Mammouth, par la vallée imposante de la rivière Gardner, au galop des vingt-quatre bêtes qu’excitent les cowboys en culottes de cuir.

Le 19 septembre 1870, le jour même où Paris était investi par l’armée prussienne, la mission conduite par le général Washburn pour explorer la région de la Yellowstone campait mélancoliquement sur le bassin supérieur des geysers de la Firehole, en peine et en quête d’un compagnon perdu. Les explorateurs avaient attaché, le long de leur passage, aux branches des arbres, des avis détaillés indiquant à leur camarade la direction à suivre pour les rejoindre ; ils déposaient çà et là, sur les rameaux, des paniers de vivres, pour le ravitailler s’il avait le bonheur de les rencontrer. Durant vingt jours, ils crièrent le nom de M. Everts aux échos des montagnes Rocheuses ; ils tirèrent des coups de fusil, firent flamber des forêts entières en guise de fanal et de signaux, dépêchèrent des cavaliers en tous sens. Quand ils le retrouvèrent, il était hâve, épuisé, à demi fou. Son cheval s’était emballé, avait cassé sa longe, emportant les armes et l’équipement de son maître. Celui-ci demeura sans munitions, sans vivres, sans couvertures, couchant près des sources d’eau chaude pour se garantir du froid pendant la nuit, y faisant bouillir des racines de chardons pour se nourrir. Il mourait de faim ; il voyait passer des troupes de gibier sans pouvoir les chasser ; il fut guetté toute une nuit par un lion