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un signal avertisseur. Au-delà, le gouvernement a fait accrocher aux flancs du roc une longue terrasse de bois, sur laquelle trottent, chaque jour, les diligences à six chevaux, au-dessus du vide, pendant plus de quinze cents mètres. C’est un ouvrage des plus remarquables ; il a coûté 14,000 dollars, c’est-à-dire 70,000 francs. Mais ce qui est autrement impayable, c’est le spectacle de cette gorge sauvage. D’un côté, par-delà la rivière, la montagne s’élève, chargée de sapins et de rochers brisés ; quant à la route de bois, elle longe la muraille droite qui a reçu le nom de la Barrière d’Or. Elle termine les prolongemens du pic Bunsen, comme ferait une brèche ; le roc est tapissé d’une petite mousse fine, dentelée, dense, d’une couleur dorée, qui prend au soleil les tons les plus chatoyans. On dirait quelque fine étoffe soyeuse et souple que des fées auraient jetée par-dessus la crête, pour la laisser pendre le long de la montagne dont elle moule exactement toutes les aspérités, avec des reflets moirés, luisans et ondulés.

Un peu plus loin, on découvre un autre objet d’étonnement.

Lorsque Lépine, le valet de Philaminte, se laisse choir par terre, Trissotin fait pâmer d’aise les femmes savantes : « Bien lui prend de n’être pas de verre ! » Je songeais à Trissotin en passant près de la source de cristal, devant les Obsidian Cliffs, les Rochers de verre. Pline l’Ancien conte que les artistes grecs travaillaient l’obsidienne, la taillaient, en faisaient des bijoux, des statuettes : leur art n’eût pu épuiser la matière qu’ils eussent trouvée ici. C’est du verre pur, du sable liquéfié, rejeté en torrens de lave par un volcan aujourd’hui éteint. Les flancs de la montagne ont gardé cette gaine épaisse et étincelante ; pendant plus d’un kilomètre, les roues de la voiture craquent sur un terrain vitreux. C’est là que les Indiens viennent chercher les éclats dont ils font les pointes aiguës de leurs flèches. Est-ce l’obsidienne des anciens, la pierre ὀψιανός (opsianos) que les Grecs se procuraient en Ethiopie et dont ils faisaient des miroirs ? Les savans en doutent. Ici, c’est un verre noir, opaque, réfléchissant avec éclat les rayons du soleil : le soir, toute la région semble embrasée aux feux du couchant. On éprouva de grosses difficultés quand il fallut percer un chemin le long de cette pente unie, glacée et résistante, qui eût brisé les pioches. Le surintendant du Parc, M. Norris, eut l’idée de faire allumer de grands brasiers de place en place ; puis, contre la paroi chauffée à blanc, il lança des jets d’eau froide. Les blocs énormes roulèrent ainsi jusqu’au pied de la butte, et laissèrent des vides qui permirent d’amorcer la voie. On voyage comme dans un conte des Mille et une Nuits ; la surface de la paroi, polie par endroits, reflète la voiture, et le vent soulève sous les pas des bêtes une redoutable