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d’alentour font l’effet de fumerons. L’énorme masse de buée chaude monte droit, en sifflant avec force ; puis, sous l’action d’une brise légère qui souffle là-haut, la colonne s’incline en s’élevant toujours dans la direction de la lune. On dirait quelque gigantesque holocauste offert à Diane, vers qui va la fumée. Cependant les gerbes énormes se succèdent, retombent sur elles-mêmes, inondent la pente du plateau, semblent se pousser et s’exciter l’une contre l’autre. Le flot qui rentre dans le gouffre, quand son élan est épuisé, ranime la fureur de cette gueule béante. C’est un vacarme assourdissant ; on dirait que les masses liquides, à leur retour, rencontrent et combattent sous terre celles qui s’élancent, qui sont prêtes à faire à leur tour explosion, à jaillir tantôt tout droit, tantôt en jets de côté, isolés, faussés par ricochet. Des nuages de buée entourent et cachent l’orifice, la colonne humide, les rigoles, les flaques. Déjà la moitié du ciel est voilée par la vapeur ; la lune est masquée. Les gerbes s’entre-choquent, s’éclaboussent, font rage, dans un vacarme infernal, se brisent, empestent l’air d’odeurs sulfureuses. Je regarde ma montre. Il y a une demi-heure que l’éruption a commencé. La force est la même. L’esprit demeure confondu. On ne comprend pas. Contre qui ou contre quoi cette fureur ? Que se passe-t-il sous cette ouverture béante qui vomit sans relâche ? Quels effroyables mystères se cachent derrière ce col étroit que les rochers emprisonnent comme ferait un carcan ? Que l’homme est misérable devant de pareils phénomènes ! Ce petit bassin, cette vasque limpide où, tout à l’heure, j’ai trempé ma main, le voici effrayant, inabordable, secoué par les plus horribles pulsations, lâchant des flots brûlans avec des cris stridens de chaudière, qui troublent les échos des cimes neigeuses à l’horizon. Que ferait ici l’homme avec toute son industrie ? Quels poids, quelles chaînes, quelles entraves, quelles digues imposerait-il au petit bassin d’eau bleue ?

Mais déjà la vapeur est devenue fumée noirâtre, comme si, l’eau des cavernes s’épuisant, c’était maintenant la vase du fond que le géant rejette. Un coup sourd retentit sous le sol, comme si une roche détachée dans le tourbillon souterrain était venue frapper contre la croûte terrestre. Ce bruit, venu de là-bas, est effrayant comme un appel de l’autre monde. Le choc éveille l’imagination et l’entraîne à travers cette bouche qui s’ouvre sur les profondeurs de la terre. Quelles merveilles ou quelles horreurs verrait-on si on s’y laissait tomber ? Quel océan de vagues en ébullition frappant avec fureur les parois de la gigantesque bouilloire, dans une tourmente frénétique qui roule les rocs et les arbres morts !

Depuis quarante-cinq minutes, la gueule crache et rugit. Soudain, comme si quelqu’un fermait une trappe, la dernière gerbe