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du ciel pur, dans un paysage comparable à ceux de la Tunisie. C’est ici que l’on dit adieu aux geysers, aux exutoires, aux ronfle-mens rauques et caverneux ; mais le plateau, moins considérable, est encore troué par les bouches fumantes, les bacs d’argile qu’une truelle invisible gâche depuis des siècles, les crevasses au fond desquelles gloussent des borborygmes et des clapots de flux chauds.

On embarque sur le lac à bord d’un petit vapeur, le Zillah, un nom cher à ma famille. Le pilote est une jeune femme qui porte un lorgnon, et ce détail est fort américain. Nous sommes sur la terre de l’émancipation. Sur l’eau calme du lac, le Zillah glisse sans bruit au milieu des nénuphars et des algues ; au loin, des troupes de pélicans et d’aigles pêcheurs se laissent bercer par les larges ondulations. Sur la rive que nous venons de quitter, la tente du lunch est toute blanche devant le fond noir des sapins. Deux jeunes amazones viennent d’arriver d’un campement voisin pour assister au lâcher de l’amarre. L’une a attaché sa bête et s’est étendue sur le sol brûlant ; l’autre, vêtue d’une robe verte, reste en selle ; du large, on dirait une statue, et l’œil conserve longtemps cette vision, la silhouette du cheval immobile et de sa cavalière nettement profilée sur la blancheur éblouissante de la grève ensoleillée.

Les caps, les falaises ardues, creusées comme un pont, défilent devant nous. Au large, se dresse le gigantesque rocher de Stevenson, dont les pentes tombent à pic dans le lac. À une centaine de mètres, au-dessus de l’eau, on distingue sur le versant un trou noir qui est l’entrée d’une caverne. Elle servait encore, il y a quelques années, d’abri aux Indiens, qui la gagnaient en barque, puis en s’accrochant aux aspérités du rocher, disputant leur asile aux aigles et aux vautours. Quels conciliabules de mort ont dû se tenir dans ce repaire inaccessible, où des prisonniers ont peut-être été retenus durant des années, avant de mourir, et d’être lancés dans le vide vers leur tombe béante ! Les chefs jaunes au diadème de plumes rouges ont aussi leurs cachots et leur bastille.

Ce lac est une immense mer intérieure, la plus élevée du monde, à 2,500 mètres. L’horizon borne la vue bien avant la rive opposée qu’on n’aperçoit nulle part. Sur la côte la plus voisine, les chaînes de montagnes s’étagent en plans superposés, jusqu’à la haute cime du Grand Têton (4,160 mètres) que MM. Langford et Hayden gravirent pour la première fois, au prix des plus graves dangers, en 1872. Le soleil fait étinceler les masses énormes des glaciers. À travers une déchirure de la crête, on aperçoit l’Indian sleeping, l’Indien qui dort. Dans le jour qui décroît, c’est une vision