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sortis de ce pas difficile, ils avaient l’air d’avoir été costumés jusqu’à mi-corps. La rivière entrait cette fois dans la carriole. Sur la recommandation du cocher, nous nous étions tous portés du côté de la montagne, laissant vides les places du côté du torrent, afin de faire contrepoids et de ne pas rouler dans l’eau au premier cahot. Nous étions accrochés en grappe tout au bord du véhicule, sur le marchepied, violemment secoués par les soubresauts, trempés par une pluie aux larges nappes, et courant cent fois le risque d’être écrasés entre la voiture elle-même et la paroi rocheuse à la moindre bascule. Le bruit d’un plongeon clapotant nous fait retourner : c’est un des nôtres qui vient d’être jeté sur la route, c’est-à-dire dans le lac de boue. La voiture a penché d’une inclinaison telle qu’il a cru venue la culbute finale, et, pour n’être pas enseveli sous les décombres, il a sauté à bas. Il eût mieux fait d’avoir plus de confiance dans l’expérience du driver et dans la Providence. À présent, il nous force de nous arrêter pour le repêcher. Pareil au chasseur qui marche enfoncé jusqu’à la ceinture dans le marais aux bécassines, notre infortuné compagnon ne montre plus au-dessus du sol que son buste, sa tête et ses bras qui battent l’air au milieu des éclats de rire des dames, et des siens, car il a bon caractère. Il s’assoit tristement sur le coffre à l’arrière du véhicule, attendant un peu de soleil pour sécher son étui de boue, et l’arrivée à la gare pour se changer.

Nous étions à Cinnabar à quatre heures. Le ciel était nettoyé et resplendissait d’un bleu pur. Le soleil avait séché le sol, l’orage était oublié. En Amérique, tout va très vite, même la succession des phénomènes de la nature. Il semblait que le Parc ne voulût pas nous laisser partir sous la fâcheuse impression de la pluie, et qu’après nous avoir offert le splendide spectacle d’un orage dans la montagne, il attendît l’heure du train pour redevenir radieux et nous laisser au départ le souvenir de son dernier sourire.

Entre tant de prodiges, la contrée de la Yellowstone offre le paysage le plus pittoresque et le plus varié, qui serait à lui seul d’un grand attrait. Vallons, ravins, torrens, riches prairies, pics dénudés, glaciers, forêts vierges, landes pierreuses, il semble que la nature ait voulu réunir là comme les spécimens de tous ses charmes. L’État ne pouvait mieux choisir l’emplacement de son Parc. Les plus belles fleurs émaillent le sol, l’herbe, les lacs, les arbustes. Des légions d’oiseaux bleus et blancs égaient et animent les bois, où les écureuils gambadent avec les chipmunks ; des troupes de gibier traversent les futaies, où les ramures des elques, des wapitis, des mouflons dépassent les hautes branches des buissons. Les lacs sont peuplés de truites succulentes, dont on fait