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manquaient. Toutes les prédictions des sages se trouvent renversées par ce seul changement. Ils gémissaient sur les dangers de la centralisation : ils nous montraient des provinces inertes, des extrémités refroidies, une tête congestionnée, d’autant plus dangereuse que les membres la suivaient de loin sans la comprendre. Les communications rapides rétablissent les niveaux. Désormais, il n’y a plus deux Frances, l’une active et dirigeante, l’autre passive et dirigée, mais une seule, à travers laquelle les idées se répandent plus vite que le train-éclair ; et ceux qui se lamentent encore sur la perte des originalités provinciales commettent un singulier anachronisme, car ils n’aperçoivent pas que la suppression des distances achève l’œuvre de nos pères et lui rend son équilibre : ce qui faisait l’anémie des membres était moins, comme on l’a dit, la grosseur de la tête qu’une circulation lente et inégale. Ces changemens crèvent les yeux ; mais il nous manque un certain recul pour en saisir la portée. Combien voyagent par le chemin de fer, dont les opinions vont encore en patache !

De quelque côté que je jette les yeux, je vois un pays en pleine sève, en plein travail, et par conséquent une nation jeune, si je fais dater sa virilité du jour où elle a pris conscience d’elle-même. Jusque dans ses fautes, qui dénotent plus d’inexpérience fougueuse que de découragement, il m’est impossible d’apercevoir ces symptômes de décrépitude que des esprits chagrins se plaisent à signaler. C’est la première querelle qu’il fallait vider à tout prix. Les pessimistes font bien de rester chez eux et de se délecter au spectacle de leur propre sagesse. Les simples, qui ont moins de lecture et plus de foi, leur passeront toujours sur le corps.


III

Soit, nous dit-on, le vieux tronc de la France peut reverdir sur place : mais il n’étendra pas plus loin ses racines et ses branches. Notre essor extérieur est arrêté. Les occasions favorables ont fui. Nos rivaux ont formé autour de nous un cercle infranchissable. Il nous reste la vie, mais notre prestige est mort. Consolons-nous en lisant nos annales. « Il n’y a point, dit Prévost-Paradol, de milieu pour une nation qui a connu la grandeur et la gloire entre le maintien de son ancien prestige et la complète impuissance. Il faut se tenir ferme ou rouler jusqu’en bas de la pente… Jamais, dit-il encore, depuis que le monde existe, l’ascendant, ou, si l’on veut, la principale influence sur les affaires humaines n’a passé d’un État à l’autre sans une lutte suprême qui établit, pour un temps