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plus ou moins long, le droit du vainqueur au respect de tous. » Et ce demi-prophète, écrivant à la veille de la guerre, conclut ainsi : a Que l’union de l’Allemagne en un seul État s’achève en face de la France inactive ou devant la France vaincue, c’est, d’une façon ou d’une autre, l’irrévocable déchéance de la grandeur française[1]. »

Langage de grand seigneur, qui ne sait point s’arrêter à mi-chemin de la ruine, et plutôt que de se contenter d’une fortune ordinaire, joue son va-tout sur la rouge ou la noire ; — fierté d’une race toujours prête, pour emprunter le noble style de Paradol, à « jeter l’épée de Brennus dans la balance des affaires humaines ! » J’y trouve les restes d’une politique fastueuse. J’y trouve aussi une conception particulière de la civilisation qui, depuis l’enfance, fait sonner à notre oreille les mots de « grandeur, prestige, ascendant, prépondérance. » Tous les anciens précis d’histoire universelle se contentent de cette vue sommaire : « l’empire du monde, » comme on disait jadis, passe des Égyptiens aux Babyloniens, des Babyloniens aux Perses, des Perses aux Grecs, des Grecs aux Romains. C’est le raisonnement de Petit-Jean : il dure encore. Seul, le peuple dominateur existe : les autres ne sont rien. Par conséquent, le but de toute politique est d’obtenir « l’empire. » Quand on le perd, on n’est plus qu’un acteur déchu. On va rejoindre le chœur des peuples modestes qui se tiennent au fond de la scène, dans une attitude respectueuse.

J’admire en vérité cette philosophie superficielle qui se résume ainsi : « J’avais des frères plus jeunes et plus faibles que moi. J’ai fait tout mon possible pour entraver leur croissance. J’étais alors heureux, car j’étais le plus fort. Ils ont grandi : quelques-uns m’atteignent ou me dépassent. Donc je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau. » Cependant, depuis Machiavel, toute la diplomatie vit sur cette belle idée. Le fameux équilibre européen n’est que la ligue des faibles contre l’appétit des plus forts. Cette lutte sans merci est-elle le dernier mot de la sagesse ? Sommes-nous éternellement condamnés à nous battre en champ clos pour une question de prépondérance ? Ou bien est-ce un dernier vestige des préjugés gothiques ?

Ici, les diplomates nous arrêtent ; j’entends ceux de la vieille école : « Juger l’Europe ! critiquer l’antique et subtil jeu de bascule ! Mais, monsieur, vous qui parlez, connaissez-vous seulement les élémens du métier ? Savez-vous ce qu’on appelle la constellation des puissances ? Possédez-vous le langage des

  1. Prévost-Paradol, France nouvelle, liv. III, ch. III.