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gaillards étaient couchés à terre et fumaient de longues pipes ; deux ours, muselés de fer, se dandinaient en grognant ; des jeunes filles, dont les bras étaient cerclés de cuivre et dont la poitrine était nue, tâchaient de démêler, avec des peignes de bois, le fouillis de leurs cheveux rudes… Décidément, j’étais bien loin de la table d’hôte de Fra Giacomo.


II

Le centre du quartier chrétien, c’est la rue Franque. C’est dans cet endroit qu’au dire des anciens voyageurs on a toujours vu « les plus beaux et les meilleurs bâtimens de Smyrne[1]. » Mais la rue Franque a bien changé depuis le temps où la Compagnie du Levant, protégée par le pavillon du roi très chrétien, déchargeait ses marchandises à « l’échelle de la Douane des Francs. » Maintenant, elle est dallée de pavés à peu près réguliers, bordée, par endroits, d’un mince trottoir, et comparable, par son aspect à la fois levantin et occidental, à certaines rues marchandes de la Joliette. Des magasins de nouveautés et de confections, « à l’instar de Paris, » étalent, derrière le haut vitrage des devantures, une pacotille à laquelle l’Europe tout entière a collaboré : on y vend, outre l’éternelle cotonnade de Manchester, qui infeste l’Orient, des pardessus, des jaquettes, des gilets, des « complets » confectionnés de toutes pièces et expédiés en énormes ballots par un syndicat de tailleurs viennois. L’Autriche et la Saxe accaparent l’exportation de presque toutes les parties basses et grossières de l’accoutrement des hommes : chaussettes, caleçons, chemises de flanelle, tricots de laine. Mais les jolies Smyrniotes, bien qu’elles réfléchissent peu aux difficiles problèmes de l’économie politique, rendent de signalés services au commerce français, car elles estiment que pour vêtir ou parer leur beauté, rien ne vaut les soies de Lyon, les rubans de Saint-Étienne, les mousselines de Saint-Quentin, les lainages de Roubaix et de Reims et tous ces fins tissus que la main délicate des lingères parisiennes allège et transforme pour en faire les accessoires mystérieux et charmans du costume féminin. Les chapeaux de feutre, avec lesquels les élégans du quartier franc tâchent de se rendre irrésistibles, sont expédiés de France et d’Angleterre. Les fez, qui sont considérés comme la coiffure nationale des Turcs et que beaucoup de voyageurs adoptent pour se donner une espèce de couleur locale, sont fabriqués dans les

  1. Voyage de Dalmatie, de Grèce et du Levant, par M. George Wheler ; La Haye, 1723.