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dans les anses et dans les golfes, et portant sur son sein la riche broderie des îles, avec des réveils de colère, puis des apaisemens délicieux, tandis que le souffle confondu des trois continens semble bercer son sommeil.

Aussi les races s’ennoblissent à mesure qu’elles peuplent les bords de ce lac enchanté. Les hordes informes s’éclairent d’un rayon d’en haut, lorsque, au sortir des plaines immenses, elles viennent baigner leurs pieds dans le flot bleu. La tribu, cette vague de la plaine terrestre, dépose une partie de ses fureurs au seuil de ce paradis. L’homme se dégage de l’animal. Contemplant, du haut des montagnes, les ondulations des rivages, les langues de terre blonde dont les nervures solides s’étendent comme des mains sur la moire des flots, les îles marbrées de forêts aux feuilles luisantes et tenaces, les baies arrondies, intimes, où des raies de verdure plus claire trahissent des sources cachées, l’homme a senti que ce domaine était taillé pour lui de toute éternité, et qu’il n’y manquait que son âme pour réfléchir, comme en un miroir ardent, les clartés du ciel, les tons chauds de la terre et les frémissemens de la mer.

Voilà ce que la nature a fait pour l’Europe. Mais l’histoire ? Les peuples de l’antiquité, tout en se disputant ce domaine, n’en ont jamais rompu l’harmonie. Pour eux, les termes d’Europe, d’Afrique et d’Asie désignaient moins des continens distincts que les rivages correspondans du grand lac central. Un jour même, la domination romaine fit, de cet ordre naturel, la base d’un système politique, et souda ensemble toutes les parties d’un vaste cercle dont tous les rayons convergeaient vers la Méditerranée. Pour un Romain du siècle d’Auguste, la rive africaine était aussi familière que la banlieue de Rome. Pour un contemporain de Constantin, l’Asie-Mineure, réserve de l’empire, n’était que l’Europe prolongée.

Nos lourds ancêtres ont changé tout cela. Au moyen âge, tandis qu’ils étalent dans leurs petites cours leur faste de parvenus, la Méditerranée est aux Arabes, et l’Europe finit à quelques pas de Roncevaux. Les croisés s’élancent à la conquête du saint-sépulcre ; mais la mer est pour eux moins un véhicule qu’un obstacle. Il faut voir l’inquiétude de ces braves chevaliers quand ils s’embarquent avec leurs pesans destriers. On dirait que cette nourrice du monde antique les frappe d’impuissance. Rois en quête d’aventures, aventuriers en quête de royaumes, profonds politiques ou croyans inspirés, tous après quelques années d’efforts, échouent misérablement sur la rive opposée. À la fin des croisades, le divorce est consommé. Les rivages d’Asie et d’Afrique appartiennent pour toujours au Croissant, et les princes chrétiens, absorbés par leurs rivalités, s’aperçoivent à peine qu’ils délaissent la plus belle