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été convié chez le docteur Lattry, en compagnie de Démosthène-Bey Baltazzi, venu pour les funérailles de son frère Epaminondas, et d’un fonctionnaire ottoman, son excellence Hamdi-Bey, directeur-général des musées impériaux. Le repas fut cordial et gai. Démosthène-Bey savait une foule d’histoires, qu’il racontait avec une verve tranquille. Ce bey grec au visage huileux et jaune avait une physionomie très orientale. Il me faisait penser tantôt à un satrape persan, tantôt à un suffète carthaginois. En regardant ses mains grasses, sa tête boursouflée, son ventre débordant, je me rappelais Hannon, tel du moins que l’a dépeint Flaubert. Mais je voyais bien, au clignement de ses yeux aigus, au pli de ses lèvres malignes, à ses gestes prudens et adroits, qu’en dépit des apparences aucun mélange n’a jamais altéré la race des Ioniens subtils, souples et patiens, qui, loin des hautes terres de l’Asie, au bord de la mer et des grands fleuves, vivaient et philosophaient mollement dans des villes de marbre, et ont toujours trouvé le moyen de s’accorder avec le maître, que ce fût Alyatte ou Gygès, sâr magnifique des Lydiens, Daryavous, le puissant Achéménide que le vulgaire appelle Darius, Alexandre le Macédonien ou bien Abd-ul-Hamid-khan, padischah des Ottomans… Le bey turc Hamdi était fort intelligent et, en apparence, fort dégagé des préjugés de sa race. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs, déjà clairsemés. Ses traits anguleux, ses joues tirées et maigres, son grand nez crochu, étaient encadrés d’une barbe très noire. Son binocle lui donnait l’air, quand il ôtait son fez, d’un magistrat ou d’un professeur. Il parlait remarquablement le français. Son père, le grand-vizir Ethem Pacha, ancien élève de notre École des mines, l’avait envoyé tout jeune à Paris pour y apprendre le droit ; il y avait appris la peinture. Très a Parisien » et fort lettré, il parlait, en connaissance de cause, de Gérôme dont il était l’élève et de Taine qu’il avait lu. Il avait beaucoup voyagé, notamment en Espagne et en Mésopotamie, et causait volontiers des hommes et des choses de ces deux pays. Revenu à Constantinople, il avait été nommé délégué ottoman des bondholders et directeur-général des musées impériaux.

Le portrait de mes deux commensaux serait fort incomplet, si je n’ajoutais qu’ils sont tous les deux des serviteurs dévoués et glorieux de l’archéologie. La puissante famille des Baltazzi a mis à la disposition de l’École d’Athènes son beau domaine d’Ali-Aga, entre Myrina et Cymé, en Éolide ; c’est là que MM. Edmond Pottier et Salomon Reinach ont rendu au jour, dans une mémorable campagne de fouilles, les exquises figurines de terre cuite, que l’on peut admirer, à présent, dans les vitrines du Louvre. Hamdi-Bey