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— Moussiou, me disait mon excellent et fidèle Manoli, les Hébreux se réunissent la nuit, pour boire le sang des petits enfans. Moussiou, mazevoundai ti nichta, kai pinoim to aima tôn paidakiôn.

Le même Manoli m’affirmait par la Panaghia que, lorsqu’un juif s’avise de jeter du grain dans un sillon, la terre, à cet endroit, sèche et défleurit. Mon vieux serviteur ajoutait même que, si un juif monte sur une barque et veut chasser l’eau avec les rames, la mer refuse d’obéir au mécréant et la barque reste en panne.

Les Arméniens sont dans les mêmes sentimens et les mêmes idées. Les Turcs méprisent les juifs et ne leur pardonnent pas d’avoir mis en croix le prophète Jésus, précurseur de Mahomet. Quand un juif se hasarde dans les rues du quartier turc, il s’expose à recevoir une bordée d’injures. Des voix féminines glapissent derrière les grilles des moucharabiehs ; des enfans sortent des maisons et courent après le maudit. Dans ce concert de malédictions et d’anathèmes, un mot domine, incessamment répété : Tchifout ! Tchifout ! Tchifout ! Le juif s’en va la tête basse, en rasant les murs, et murmure entre ses dents, pour se venger, une série de formules que ses ennemis n’entendent pas, mais qui, — du moins il l’espère, — doivent tout de même leur porter malheur.

Chassés de partout, exilés de la terre et de la mer, exclus du labour et de la batellerie, les vingt mille juifs de Smyrne traînent dans les taudis de leur ghetto, autour de leurs neuf synagogues, une vie misérable. Les longues rues sordides où ils demeurent sont une fourmilière pullulante. Cette race malheureuse se multiplie avec un entrain mélancolique et indompté. Sur le pavé, parmi les flaques de boue et d’eau noire, des bambins ébouriffés, jambes nues, jouent et parfois se chamaillent. Les femmes sont assises au seuil des portes. Elles portent sur le front, immédiatement au-dessus de leurs sourcils très longs et très noirs, une toque de velours sombre, qui leur sied assez bien lorsqu’elles sont jolies ; ce qui leur arrive souvent. Malheureusement, dès qu’elles ont dépassé l’âge de quinze ans, elles deviennent épaisses et lourdes ; dans l’espace de quelques années, les jeunes filles au teint mat et aux yeux sauvages, les maigres adolescentes aux formes grêles et fines, s’enflent en rondeurs démesurées, et deviennent de pesantes et flasques matrones, allaitant de leurs mamelles énormes quelque nourrisson bouffi. Puis, elles remaigrissent, si j’ose m’exprimer ainsi, et l’on voit apparaître la vieille sorcière au nez crochu, aux dents branlantes, au visage flétri, au corps desséché, au caquet de pie borgne, tout à fait horrible. Les hommes ont des barbes longues, incultes et sales. Ils portent des fez