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représenter aux autorités les lettres vizirielles dont j’étais muni et de me procurer les papiers nécessaires au voyage que je voulais entreprendre dans l’intérieur. Pour donner aux serviteurs du grand-seigneur une idée plus avantageuse de ma personne et de la nation à laquelle j’appartenais, j’avais pris à l’heure un landau qui errait nonchalamment dans la rue des Roses. Un kavas consulaire, magnifiquement moustachu, doré et armé, avait loué place sur le siège à côté du cocher ; et, dans cet équipage, j’avais l’air suffisamment officiel. Aussi les portes du palais s’ouvrirent toutes grandes. Une demi-douzaine de baïonnettes rouillées me rendirent des honneurs naïfs et gauches auxquels je fus très sensible. Au bout de quelques instans, guidé par des gens galonnés et respectueux, je me trouvais entre quatre murs blanchis à la chaux, près d’un petit bureau d’acajou, en tête à tête avec son excellence Armenak-Effendi, personnage important, grosse tête rubiconde, barrée d’une épaisse moustache noire, et à qui les drogmans des consulats donnent le titre de « directeur des affaires politiques du vilayet d’Aïdin. »

M. le directeur, qui est Arménien, qui a toute la finesse de sa race, et qui n’oublie pas que les affaires qu’on lui soumet ont un caractère « politique, » disserte gravement, avec une solennité diplomatique, et une connaissance parfaite de la langue française, sur les difficultés de mon entreprise. Au fond, il est visible qu’il ne se soucie pas de voir un Français s’engager dans une expédition lointaine à travers les bourgs et les villages du vilayet. Ces promenades géographiques et archéologiques mettent toujours en défiance les Ottomans, qui ne comprennent pas qu’on se dérange pour des sujets si futiles, et qui supposent que des intentions malignes doivent se cacher nécessairement derrière ces vains prétextes.

Armenak, tout en me faisant offrir très courtoisement le café et les cigarettes de l’hospitalité, s’engage, en roulant ses gros yeux noirs sous ses paupières bouffies, dans de longues histoires. À l’entendre, Ali-Baba et les quarante voleurs tiennent la campagne sur toute la surface d’Aïdin, du Saroukhan et du Mentesché. Son excellence exagère, évidemment, pour me faire peur ; cependant, il y a un fond de vérité dans ce discours. C’est surtout à cause des voyageurs étrangers que les brigands donnent du souci aux autorités ottomanes. En temps ordinaire, on les surveille de loin, avec une sérénité toute paternelle. Qu’ils enlèvent un Turc ou un troupeau de moutons, qu’ils emmènent dans les montagnes une génisse ou une jeune fille, qu’ils coupent l’oreille d’un Grec, pour l’obliger à payer rançon, ou le doigt d’un Juif pour avoir ses bagues, ce sont choses naturelles, presque autorisées par la coutume ; d’ailleurs tout s’arrange en famille ; quand les plaignans sont Turcs, on les calme en leur donnant de l’argent ; quand ils sont chrétiens, on