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pourrait disputer pendant des siècles sans que la science fît aucun progrès sérieux. C’est peut-être ce vice d’enseignement qui a fait que la Sorbonne n’a jamais produit ni un grand écrivain, ni une grande œuvre. M. Gréard s’en étonne, et il y a lieu, en effet, d’en être surpris. Ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué ; elle a été mêlée pendant trois siècles aux luttes les plus importantes ; elle a essayé de tenir tête à la renaissance, aux jansénistes, aux philosophes ; d’où vient qu’elle n’a jamais trouvé que des gens médiocres pour défendre sa cause ? Qui se rappelle le nom des docteurs qui attaquèrent le grand Arnauld ? Quelle autorité pouvaient avoir Riballier, Billotte ou Coger pour censurer Montesquieu, Buffon ou d’Alembert ?

Mais, quelque effort qu’on fasse, on ne peut pas toujours résister à son temps. À la fin, l’esprit du XVIIIe siècle s’était glissé, même dans la Sorbonne ; — où n’avait-il pas pénétré ? — On s’y délassait de la théologie en étudiant l’histoire et la politique ; on y lisait Locke, Bayle et Voltaire plus souvent que Tournely et Morin ; et l’effet de ces lectures se faisait sentir jusque dans les exercices publics. En 1768, lors de la fête de sainte Ursule, patronne de la maison, le bachelier, qui avait été chargé de prendre la parole, prononça, au lieu du panégyrique de la sainte, un discours sur le bonheur de l’homme qui a reçu de la nature un cœur sensible. Dans l’intimité on se gênait encore moins. L’abbé Morellet raconte que, quand il se promenait avec Turgot et l’abbé de Brienne, ses amis, il leur arrivait souvent de causer d’une question qui était en ce moment fort discutée, de la tolérance. La conclusion de leur entretien était toujours « qu’un souverain pouvait être parfaitement convaincu que la religion chrétienne et catholique est la seule vraie, que hors de l’Église il n’y a point de salut, et cependant tolérer civilement toutes les sectes paisibles, leur laisser exercer leur culte publiquement, les admettre même aux magistratures et aux emplois, en un mot ne faire aucune différence entre un janséniste, un luthérien, un calviniste, un juif même, et un catholique, pour tous les avantages, devoirs, charges et effets purement civils de la société. » On remarquera que ces opinions sont justement celles qui furent proclamées dangereuses et coupables quand on eut à juger Bélisaire. Ainsi dans les chambrées et les promenoirs on pensait tout autrement que dans la salle des actes. À huis clos, on était plein de feu pour les doctrines libérales, et l’on continuait à condamner solennellement les livres où elles étaient contenues. À la veille même de la Révolution, nous voyons la Sorbonne censurer les Établissemens des Européens dans les Indes, de l’abbé Raynal, l’Éloge du chancelier de L’Hôpital, par