Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/444

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quoi qu’il en soit, le chiffre des évasions est assez élevé, malgré les efforts de l’administration ; il est de deux cents en moyenne. Je vais ajouter à cette indication une remarque qui ne sera pas sans vous étonner : nulle part la sécurité n’est plus grande qu’en Nouvelle-Calédonie. Pendant plusieurs années, j’ai couché fenêtres et portes ouvertes ; on ne m’a volé qu’un gigot, et encore ai-je toujours fortement soupçonné de ce larcin un gros bouledogue qui fréquentait dans ma cuisine. Le jour de mon débarquement à Marseille, pendant que je foulais d’un pas allègre, heureux de me retrouver parmi d’honnêtes gens, le pavé de la Canebière, on m’a pris ma bourse.

La plupart des évadés se trouvent fort sots quand ils ont cédé à l’instinct de la liberté, et surtout à celui de la paresse. Sans argent, l’estomac creux, obligés d’éviter les chemins et les endroits habités, ils en sont réduits à aller demander de l’ouvrage dans certaines mines où l’on ne regarde pas de trop près les livrets. Ils sont un peu plus mal nourris qu’au bagne et travaillent davantage. Ce bonheur très relatif est d’ailleurs de courte durée, car ils sont inévitablement repris. Voilà pour la masse. Quelques-uns, plus audacieux et plus intelligens, s’efforcent de quitter la colonie ; mais c’est une grosse affaire ; seize cents milles marins séparent Nouméa de Brisbane, qui est le point du continent le plus rapproché.

Avant tout, il est nécessaire de se procurer des vivres et de s’emparer d’une embarcation ; ensuite, il faut profiter d’un courant favorable, et louvoyer sans encombres au milieu de récifs qui font à la Nouvelle-Calédonie une double ceinture. Que la brise tombe avant qu’on ait franchi les passes, et l’on se fait prendre bêtement par une chaloupe à vapeur ; une saute de vent ou une fausse manœuvre, et voilà le canot échoué sur un banc de corail : c’est procurer aux requins la bonne surprise d’un repas plantureux.

Supposons que les fugitifs soient parvenus à gagner la haute mer : c’est pendant quinze jours ou trois semaines se mettre à la merci des rafales et des vagues, d’autant plus que, neuf fois sur dix, ces navigateurs d’occasion ne savent pas hisser une voile, ni manier un aviron ; qu’ils n’ont pas de boussole, ni de cartes. Ils s’en vont à l’aventure dans une coquille de noix, sans moyen de lutter contre la tempête. Bien des chances, par conséquent, d’être engloutis, s’ils ne meurent pas de faim et de soif avant d’arriver au port…

Tout cela pour se voir, les trois quarts du temps, happés par la police australienne, mis en prison, fustigés du fouet à sept lanières,