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prédominer sa volonté, et l’on tâche de renverser tous les obstacles qui s’y opposent. »

Je ne veux pas quitter Chaptal sans lui emprunter encore un paragraphe énigmatique. — « Bonaparte suivait rarement l’impulsion qu’on lui donnait, et j’ai vu combien il a fallu d’artifices pendant trois ou quatre jours pour le décider à ordonner la mort du duc d’Enghien ; ceux qu’on accuse n’ont été que des agens forcés du crime ; les vrais coupables ont trouvé le moyen de s’échapper de la scène. J’ai tout vu. » — C’est tout. Voilà une nouveauté considérable. Le témoin était admirablement informé à cette époque, et il n’est pas un séide de Bonaparte, au contraire. Que signifie cette insinuation ? Qui vise-t-elle ? Nous avions notre siège, fait sur la catastrophe de Vincennes ; va-t-il falloir rouvrir l’interminable procès ? Et ne pourra-t-on jamais être tranquille, en histoire, avec une vérité à peu près établie ?


III

Nous possédons un crayon de plus dans la galerie napoléonienne, une silhouette reproduisant quelques traits, quelques mouvemens familiers du modèle ; et nous ne l’avons pas encore, ce portrait total qui nous donnerait pleine sécurité. Serait-ce qu’il est impossible de le faire ? Un grand peintre l’essaya naguère, il y mit sa passion du vrai, son parfait désintéressement, la force savante de son pinceau. Je me sens à peine le courage d’apprécier ici un livre de Taine ; nos esprits sont encore tout noirs de l’irréparable deuil ; mais je puis bien rappeler respectueusement les objections que nous lui présentions et qu’il acceptait volontiers. Son œuvre abonde en aperçus lumineux ; soit qu’il rattache l’homme à la grande lignée italienne, non plus aux Castracani et aux Malatesta, mais à Dante et à Michel-Ange, à ce dernier surtout, intelligence sœur de l’intelligence napoléonienne ; soit qu’il dégage le vrai principe de supériorité chez ce primitif de génie, le don de saisir toujours et partout les réalités concrètes, au milieu d’une société pourrie d’encre, enivrée de mots, où l’on a perdu de vue les choses elles-mêmes pour raisonner sur les abstractions et les signes accumulés qui brouillent notre vision du réel. Le mécompte de Taine lui vint de son procédé de travail, peu propre à donner un Napoléon tel que nous l’attendons, libre, vivant, marchant dans le monde. Il a couché le colosse sur une table d’amphithéâtre et l’a disséqué muscle par muscle. Nous avons peine à reconnaître Gulliver sous l’armée lilliputienne des petits faits qui le déchiquettent. Il semble que M. Arthur Lévy ait écrit son gros livre pour nous