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de Bourgogne, Philippe le Beau, qu’elle adora toute sa vie, bien qu’il la rendît très malheureuse. Emmenée par lui en Flandre, et là, soustraite à l’autorité de sa mère, aux leçons et aux exemples de l’inquisition, ses idées libérales s’affermirent encore. Isabelle alors, craignant de laisser après sa mort le sceptre de Castille aux mains trop indulgentes de l’héritière légitime, confia par testament, avec l’assentiment des Cortès, la régence de Castille à Ferdinand, son époux. Elle mourut en 1504. Aussitôt Ferdinand se hâte de réunir la Castille à son royaume personnel d’Aragon, et, pour assurer sur son front les deux couronnes, il commence à répandre le bruit que sa fille Jeanne a perdu la raison.

Un parti, cependant, soupçonnant l’imposture, se forme en faveur de Jeanne, et de Philippe, son mari. L’archiduc en personne, à la tête d’une armée chaque jour grossissante, descend en Espagne et revendique les droits de sa femme. Que fait alors le fourbe Ferdinand ? Il se porte au-devant de son gendre, essaie de lui persuader à lui-même que Jeanne est en démence, incapable de régner ; pour attester son propre désintéressement, et le plus benoîtement du monde, il résigne entre les mains de Philippe ses droits sur la Castille, et, de peur de créer par sa présence des embarras à « son fils chéri, » il s’éloigne et se retire en Italie.

Quelques mois après, le « fils chéri » mourait d’un mal étrange, et le beau-père revenait pour recueillir le fruit de ses efforts. Aux divers princes qui briguèrent tour à tour la main de sa fille veuve, il répondait par des lettres pleines de tristesse, de remercîmens, de regrets, alléguant toujours la folie de sa pauvre enfant. Mais de cette folie qui finit par devenir légendaire, l’histoire ne devait jamais trouver d’autres preuves que cette paternelle correspondance.

Philippe était mort à Burgos, et son corps devait être transporté à Grenade. Le roi Ferdinand ayant décidé l’internement de Jeanne dans le donjon de Tordesillas, qui se trouvait sur la route, on résolut de faire voyager ensemble l’altesse morte et l’altesse vivante. Et par les plaines de Castille, chaque nuit, à la lueur des cierges, au chant des psaumes, on vit, on entendit passer, fantastique cortège, la litière de la reine suivant le cercueil de son époux. Le moyen était bon pour frapper l’imagination populaire et accréditer la folie de la sombre voyageuse. Un jour, les portes de Tordesillas se fermèrent sur la vivante et dans un couvent de la ville le mort aussi s’arrêta.

Durant dix années Ferdinand retint sa fille prisonnière. Quand il mourut en 1516, son petit-fils Charles, fils de Jeanne, hérita de son aïeul les deux royaumes, fondus en un seul, d’Aragon et de Castille. Élevé en Flandre et croyant de bonne foi à la folie de sa mère, il y pouvait croire encore lorsqu’il monta sur le trône. Après une visite qu’il fit à la captive, il ne le pouvait plus : la reine avait toute