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située à droite, se dressait une couple d’admirables cornets du Japon, d’un mètre de hauteur. En face de la cheminée, une très belle table de travail en bois de rose, avec cuivres dorés et ciselés, et deux vastes fauteuils, l’un très bas et recouvert de basane, où s’asseyait Mérimée, le plus souvent drapé dans sa robe de chambre d’étoffe persane[1]. »

Il est maintenant aisé de se le figurer faisant les honneurs de ce cabinet à deux ou trois visiteuses, attirées bien moins par les mérites du thé jaune que par la mauvaise réputation de celui qui le versait. Ces visiteuses, en effet, n’avaient pas toutes la discrétion pudique de M" Senior : « Trois jeunes femmes, écrivait-il, sont allées chez un de mes amis, possesseur d’une belle collection de curiosités qu’il leur a montrées avec beaucoup de complaisance. Puis elles lui ont dit : — « Nous savons que vous avez des tiroirs secrets où vous mettez des choses drôles. Faites-les nous voir. » Il a objecté qu’il y avait des choses un peu étranges qu’il n’oserait pas montrer à beaucoup d’hommes. À toutes ces objections elles répondaient : — « Nous voulons tout voir. » — Elles ont tout vu[2]. »

Il est difficile de ne pas croire que « l’ami » était Mérimée lui-même, et que cette scène très suggestive s’est passée dans le cabinet où je viens de faire entrer le lecteur.

Maintenant que nous n’avons plus rien à faire rue de Lille suivons Mérimée à l’Académie et au Sénat. Il eut, pendant toute la première partie de l’empire, une position à part parmi les quarante. Nisard et Sainte-Beuve s’étaient ralliés, comme lui, au nouvel ordre de choses ; mais ils ne pénétrèrent jamais dans l’intimité du souverain. Mérimée était donc le seul canal, resté ouvert entre les Tuileries et l’Académie, et cela dans un moment où elle était le seul corps public qui pût ou osât faire de l’opposition. L’empereur aurait bien voulu reconquérir l’Académie ; l’Académie tenait à son rôle frondeur, mais n’entendait pas pousser les choses à l’extrême, parce que les gens d’esprit et de bonne compagnie n’aiment pas à briser les vitres et parce qu’il faut toujours ménager l’avenir. Par momens, cela ressemblait au flirt agressif de Béatrice et Benedict, voire à une scène du Dépit amoureux où les amans se regardent malicieusement par-dessus l’épaule. Mérimée représentait assez bien le valet de comédie, qui envenime ou raccommode les choses et s’en amuse.

La galanterie venait à propos tempérer les aigreurs de la politique ; tel qui affichait bruyamment son hostilité pour le mari se

  1. Maurice Tourneux, Prosper Mérimée, etc.
  2. Lettre inédite du 29 mai 1868