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l’écrit à Jenny Dacquin. Cette dignité le contraignait à une assiduité gênante et l’obligeait à dépouiller des scrutins : opération qu’il compare, pour le charme et l’intérêt, à celle d’écosser des pois. Il s’en dépêtra le plus tôt qu’il put. En somme, Mérimée fut un sénateur médiocre. S’il a joué un rôle politique de quelque importance, c’est ailleurs qu’il faut le chercher.


III.


Il avait gardé le goût des voyages, mais voyageait comme un homme d’autrefois, attentif aux maisons, aux plats, aux femmes, aux auberges, aux scènes de mœurs, indifférent à la beauté naturelle des lieux. En 1857 et en 1858, il visita l’Oberland bernois et fit plusieurs ascensions, à titre d’expérience, « pour mesurer ce qui lui restait de jambes. » Il ne paraît pas avoir trouvé sur ces hauteurs aucune sensation digne d’être relatée dans ses lettres. Il appelle cela « une vie de brute, » et considère comme un bienfait l’effroyable fatigue qui l’empêche de penser, lorsqu’il se retrouve, le soir, dans une chambre d’hôtel, en tête-à-tête avec lui-même. Il ne réussit même pas à écarter les « diables bleus, » et les lettres qu’il écrit en ces occasions semblent indiquer un état d’âme assez misérable. À Madrid, il est entouré de femmes ; à Vienne, on le « lionise, » on lui apporte des albums pour qu’il y laisse tomber une phrase. Bien que les adulations féminines l’affadissent et qu’il se prétende honteux de lui-même, on sent, au ton des lettres, qu’il est dans son élément. C’est surtout à Londres qu’il retourne avec plaisir, attiré par des relations d’amitié et par des affinités dénature, qui, du reste, n’ôtent rien à la liberté ni à l’acuité de son jugement. Mérimée n’est pas un « anglomane, » mais il est un des très rares Français de ce siècle qui ait un peu compris les Anglais et qui ait su en tirer quelque agrément.

Il séjournait volontiers à Glenquoich chez son vieil ami Ellice. Il était reçu avec beaucoup de sympathie à Holland-House, noble maison qui rappelait tant de souvenirs. Une personne fort remarquable qu’il voyait à Paris et à Londres était cette lady Ashburton qui inspira à la pauvre Mrs Carlyle une jalousie un peu ridicule. Elle aimait à réunir autour de sa table les penseurs et les hommes d’action, persuadée que de leur rencontre et même de leur choc une étincelle jaillirait. Intelligence hardie, curieuse, froide et claire, quelque peu hautaine, à cinquante ans elle n’en paraissait que vingt-cinq et disparut, comme foudroyée, sans avoir été touchée par la maladie ni par la vieillesse. Deux jours auparavant, elle avait dit à Mérimée