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l’intérêt que présentent nos discussions[1]. » Il servit de secrétaire à cette tour de Babel et s’en tira à son honneur.

Il dînait beaucoup en ville, se plaignait qu’on le fît trop manger et toujours le même dîner. Les cuisiniers de Londres manquaient d’originalité, de génie ; leurs maîtres aussi. Sa première impression de lord Palmerston fut très complexe : « Il m’a paru un mélange très bizarre d’homme d’État et de gamin. Il a l’aplomb d’un vieux ministre et le goût des aventures d’un écolier. Je le crois très étourdi, confiant dans son étoile et parfaitement sans scrupules. Il bouleverserait le monde pour avoir un petit succès d’éloquence au parlement. Il a tous les préjugés et toute l’ignorance de John Bull, avec son opiniâtreté et son orgueil. Bref, je crois que c’est un des mauvais génies de notre époque[2]. » Lord Palmerston, lui croyant encore plus d’influence qu’il n’en avait, se mit en frais de coquetterie, et lady Palmerston l’y aida de son mieux. Elle traitait Mérimée en intime et l’introduisit un jour dans son cabinet de toilette. C’était quelques jours après le fameux vol de diamans dont Sa Seigneurie fut victime. Ce qui exaspérait lady Palmerston, c’est que les voleurs, après avoir crocheté et vidé de ses richesses un petit Dunkerque bourré de bijoux, s’étaient lavé les mains avec un savon parfumé, fabriqué exprès pour elle, et s’étaient soigneusement fait les ongles avec un citron. Mérimée vit les meubles fracturés et les écrins ouverts. Il vit aussi dans ce cabinet une table couverte de papiers étiquetés et attachés avec des cordons rouges. « C’est évidemment à cette table, entre milord et milady, que se font les affaires de ce pays[3]. »

Mérimée détesta, jusqu’au bout, cette politique égoïste et brouillonne qui sacrifiait tout à un succès oratoire ou électoral, qui caressait et soudoyait la révolution dans toute l’Europe, sans jamais se risquer elle-même, et étalait sa couardise systématique avec une sorte de forfanterie. Personnellement, Palmerston, comme M. Thiers, l’amusait. Tous les deux étaient des comédiens politiques qui savaient supérieurement leur métier. La vitalité enragée de lord Palmerston le frappait surtout : « Il est toujours jeune, écrivait-il, boit, mange, chasse, monte à cheval. Je ne sais ce qu’il ne fait pas[4]. » Un procès scandaleux, où il apparut comme le héros d’une aventure galante, mit le comble à la gloire du vieux Pam.

« Après lord Palmerston, s’écrie un jour Mérimée, il n’y a plus rien. » Lord Derby est trop goutteux, et quant à lord Russell, il

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 13 juillet 1857.
  2. Ibid.
  3. Id., sans date.
  4. Ibid., 3 juin 1862.