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compliment équivoque et Shakspeare était « le génie sans frein. » L’orateur avait glissé, comme rançon de ces banalités, un éloge de Rabelais, personnage alors mal famé pour s’être permis de naître plus d’un siècle avant Boileau, et cette timide assertion qu’il serait peut-être temps de « donner à la France un peu de la liberté des littératures étrangères. » Mérimée s’était promis d’être « modéré et plat : » il s’était tenu parole. Il avait racheté Arsène Guillot.


III

Aussitôt qu’il fut de l’Académie, il abandonna les études romaines qui l’y avaient conduit et ajourna indéfiniment la Vie de César, Il se reprit de goût pour les choses espagnoles qui, pendant quelques années, suffirent à employer l’activité de l’historien et du romancier. C’est le moment où l’influence de la comtesse de Montijo est le plus sensible sur sa vie d’écrivain. On a déjà vu qu’elle lui avait inspiré Carmen, qui ferma, en 1845, la première phase de son œuvre comme conteur. Elle le poussa, dans le même temps, à écrire l’histoire de dom Pèdre. Sur ce terrain, il n’aurait à lutter ni avec un Salluste, ni avec un Froissart. Il redresserait une vieille erreur en montrant un roi réformateur et organisateur dans un personnage que la fausse histoire, déclamatoire et menteuse, avait stéréotypé sous les traits d’un tyran cruel. Comme César son favori, le Justicier avait aimé, et la figure de Maria Padilla illuminait cette sombre histoire d’une œuvre de raison poursuivie par des moyens atroces.

Mérimée se mit à l’œuvre. Il ne se laissa rebuter ni par les aridités d’Ayala, ni par les extravagances de Condé « qui était devenu musulman, à force d’étudier les choses arabes[1]. » Par momens, le courage lui manque et la conviction l’abandonne : « Je m’efforce de justifier dom Pèdre pour vous faire plaisir, mais j’aurai de la peine à en faire un aimable homme. » Tantôt c’est « un pauvre diable de roi qui a eu le tort de naître un siècle trop tôt ; » tantôt c’est « son ennemi dom Pèdre, » et il l’invective comme il invectivait tout à l’heure Charles Nodier. La comtesse, qui ne connaît pas la défaillance, le soutient dans ces crises, dans ces momens de sécheresse ou de dégoût, bien connus de tous ceux qui ont écrit un long ouvrage. Il s’adresse à elle dans toutes ses difficultés : « Vous m’avez habitué, dit-il, à vous considérer comme ma Providence[2]. » Il cherche, en s’aidant de ses lumières, à deviner le charme de Maria Padilla. « Ce charme résidait, dit-il, dans la grâce particulière aux femmes de votre pays et que nous n’avons aucun mot

  1. Lettre à la comtesse de Montijo, 28 mars 1846.
  2. Id., ibid.