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mais avec de la patience, en procédant par gorgées, on arrive au bout et, tout compte fait, on ne regrette pas sa peine.

La première édition est de Francfort (1549) ; il y en a eu plusieurs, on connaît même une traduction anglaise du dernier siècle ; c’est donc un livre à succès. L’auteur, Frédéric Dedekind, inspecteur des églises réformées du diocèse de Lubeck, était un original qui ne manquait ni d’humour, ni de finesse. J’imagine qu’il fut frappé de l’uniformité des manuels de civilité qui couraient l’Allemagne, ce qui lui donna l’idée d’en composer un de sa façon. Son Grobianus prend exactement le contre-pied des autres ; il enseigne le savoir-vivre à rebours. C’est le manuel du mauvais ton, le code raisonné de l’homme mal élevé, du rustre (en allemand grobian). Le paradoxe, mené jusqu’au bout avec un sérieux et une conviction imperturbables, appuyé d’argumens débités le plus gravement du monde, arrive précisément au résultat cherché par l’auteur. Son apologie à outrance de la grossièreté est la meilleure critique que l’on en puisse faire.

Par exemple, il dira au jeune homme : « Ne perds pas ton temps à te peigner ; une certaine négligence sied à la jeunesse et pas une femme ne te reconnaîtra pour son maître, si elle s’aperçoit que tu soignes ta chevelure comme elle. Laisse tes cheveux tels qu’ils sont, tout entremêlés de plumes ; c’est leur plus bel ornement et la preuve la plus certaine que tu ne couches pas sur la paille. — Se laver les mains et la figure est une vraie honte, et l’hygiène s’y oppose ; on a vu des gens en mourir. Que les autres se lavent, si bon leur semble, tu n’en prendras pas d’humeur. »

À la jeune fille il recommande « de boire de grands coups de vin ; — De se décolleter hardiment, car on aime les belles choses que l’on voit, et personne ne se soucie de celles qu’il ignore et qui restent cachées ; — De chercher ses puces, s’il le faut, devant tout le monde ; entre les femmes et les puces, la guerre est à l’état permanent ; il faut poursuivre l’ennemi dans sa retraite, séance tenante, l’en extraire et l’écraser sans pitié. »

Dans la rue, Grobianus doit « marcher les yeux égarés, de l’air d’un jeune taureau échappé ; — bousculer les passans ; éternuer et tousser dans la figure des gens, pour les rafraîchir en été ; — ne saluer personne ; le chapeau doit être rivé sur la tête, comme une tiare. » Grobiana « regardera partout, de manière à voir ce qui se passe devant et derrière ; elle mangera des pommes en marchant, s’arrêtera devant les bateleurs, et découvrira la jambe aussi haut que possible. »

Quant à la toilette, il faut « taillader à fond le pourpoint, les souliers et les chausses ; c’est la mode et cela vous donne un air