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I.

Le sentiment général est si conforme, sur ce point, à l’opinion des connaisseurs, que le succès du premier coup, dans les deux Salons, est allé aux artistes qui, sachant le mieux leur métier, donnent le plus d’intensité à leurs figures par l’exécution la plus précise, quels que soient d’ailleurs les procédés employés. Peu importe, et justement, au public que les uns, comme MM. Roybet, Bonnat, Henner, Jules Lefebvre Carolus Duran, Carrière, s’en tiennent au système scolaire de l’isolement des formes éclairées dans un milieu neutre, ou que les autres, tels que MM. Roll, Dagnan, Léandrc, Henri Martin, s’efforcent de leur donner la vie en pleine lumière ; chacun des systèmes est également traditionnel et classique ; si les premiers relèvent de Léonard de Vinci et de Rembrandt, les seconds se rattachent à Véronèse et à Velasquez ; la filiation, pour tous, est honorable et indéniable, mais ce n’est qu’affaire de curiosité. Ce que le spectateur demande à tous, c’est de lui donner, par sa peinture, noire ou blanche, arrêtée ou fondante, une sensation décidée et particulière qui charme ou fixe sa vue et qui lui pénètre dans l’esprit. La sensation est d’autant plus particulière que l’artiste a vu et compris la nature avec plus de sincérité, elle est d’autant plus décidée qu’il sait mieux la représenter ou l’interpréter par la vérité de son dessin et l’expression de sa couleur, c’est-à-dire, en un mot, qu’il connaît mieux son métier. Il n’y a pas de style durable en peinture sans la justesse des formes, comme il n’y a pas de style durable en littérature sans la justesse des mots.

De là vient que, lorsqu’on rencontre tout à coup, comme on l’a fait cette année dans les tableaux de M. Roybet, une sûreté et une virilité d’exécution qui impliquent à la fois un œil assuré, une main hardie et de fortes études, on est justement disposé à toutes sortes d’indulgences pour le reste. Il est certain que sa grande toile où l’on voit l’impétueux Charles le Téméraire, entrant à cheval, cuirassé de pied en cap, visière basse, dans l’église de Nesles et faisant massacrer la population, ne présente point d’abord à l’œil un aspect satisfaisant. L’artiste qui a laborieusement acquis son habileté par une longue pratique des morceaux isolés, dans lesquels l’éclat des figures saillantes faisait oublier la monotonie des fonds obscurs, n’a pu se débarrasser, du premier coup, de ses habitudes d’antithèse violente entre le clair et l’ombre. Le noir, un noir triste et opaque, a envahi, plus que de raison, cette haute nef à verrières peintes, non pas tel qu’une nuit tombante qui assombrirait également toutes choses sans altérer les rapports de leurs colorations (car, dans cette opacité générale, certains points