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uns les autres. Lorsque Jésus revient sur la terre, au crépuscule, afin de voir son œuvre, c’est entre des rangs de cadavres qu’il descend la colline. La conception n’est pas sans grandeur, mais il fallait, pour la réaliser, à la fois un poète plus ému et un praticien plus puissant. M. Danger, malgré son talent, n’a qu’imparfaitement atteint le but. Son Christ reste une figure banale et connue ; les morts et les mourans, épars aux pieds du Sauveur, mal groupés, mal caractérisés, forment un rassemblement de modèles académiques bien plus que de victimes tragiques. Comme envoi scolaire, le morceau est digne d’éloges. M. Danger nous montre qu’il n’a pas, comme tant d’autres, perdu son temps à Rome. C’est assurément quelque chose, et nous sommes bien éloignés de faire fi d’un pareil effort, mais il faut attendre M. Danger à quelque besogne plus libre pour estimer sa valeur d’artiste.

En tout cas, M. Danger, pour quelques parties, possède du moins son métier, il sait bien construire un corps humain, et pour peu qu’une bonne inspiration lui vienne et qu’il éclaire sa palette, il pourra faire œuvre vraisemblable et vivante ; mais combien cela fait peine à voir des artistes intelligens, actifs, distingués, s’épuiser en des tentatives laborieuses, parce que cette première science nécessaire, cette science de la forme en mouvement, est restée chez eux incomplète ! c’est le cas, il faut bien le dire, depuis l’abandon des études premières, pour les trois quarts de nos peintres historiques et décorateurs. Il y avait aussi une idée pittoresque dans la conception de M. Henri Delacroix, le Combat pour la vie, une lutte corps à corps d’hommes et de femmes nus, dans une barque désemparée, au milieu d’une mer furieuse. Vous imaginez-vous Michel-Ange, Rubens, Géricault, traitant cette scène tragique, tordant ces bras convulsifs autour de ces torses écrasés, échevelant ces têtes hurlantes, précipitant par-dessus bord ces blancs corps de femmes ? M. Delacroix, qui, depuis longtemps, s’honore par de nobles ambitions, a bien vu et bien indiqué le parti qu’on pouvait tirer du sujet. Ses figures sont même vivement groupées, puissamment mouvementées, mais l’inconsistance de leurs formes et l’invraisemblance de leurs musculatures ne permet ni une longue attention aux yeux, ni à l’esprit une émotion durable. Des insuffisances de même nature compromettent la valeur des Filles de Ménestho et de la Cueillette du mûrier, par M. Lequesne, ouvrages dans lesquels l’artiste montre toujours un sentiment assez remarquable de la beauté plastique, mais s’en tient, pour le rendu, à des procédés par trop sommaires, et témoigne d’une indifférence pour la justesse des perspectives aérienne et linéaire qui, pour être à la mode aujourd’hui, n’en est pas moins regrettable. M. Franc Lamy, dont nous avons signalé depuis longtemps l’esprit poétique et les allures distinguées, ne fait pas non