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blement justicier. Voilà le Wagner colossal, humain et divin tout ensemble. Quand le Père céleste, non plus celui de l’Edda, mais celui de l’Écriture, ouvrit les bras au Fils qui, lui aussi par pitié, s’était fait criminel et punissable, c’est ainsi qu’il dut les lui ouvrir ; et dans cet embrassement s’accomplirent ensemble les deux lois souveraines : celle de la justice et celle de l’amour.

Elles régnent l’une et l’autre en cette scène, sublime deux fois : par la beauté morale et par la beauté de la musique. Wotan punit, mais il pardonne, et Brunnhilde se soumet sans s’humilier. Pas de révolte ni de honte en elle ; en lui, plus de colère. Que dis-je, presque plus de souffrance. Après l’étreinte suprême, après le spasme de la douleur et de la tendresse paternelle, tout se calme, tout se recueille dans la paix auguste des expiations nécessaires et des sacrifices acceptés. Quelques momens encore le dieu garde son enfant entre ses bras et l’endort. De quelle divine berceuse ! « Ces yeux resplendissant, qu’avec un sourire, dans l’ivresse des combats, j’effleurais de ma bouche, ces yeux qui me riaient dans les orages… avec un dernier baiser je leur dis adieu. Pour un mortel plus fortuné se rallumeront leurs étoiles, qui s’éteignent aujourd’hui pour un immortel malheureux. » Magnifiquement lente et sereine, la phrase vocale se déroule. Au-dessous, la berceuse ne cesse de murmurer ; elle circule à travers les accords qui s’éteignent ; avec la douceur d’une caresse errante elle effleure tour à tour les deux modes, le mineur mélancolique et le majeur souriant ; elle se perd enfin dans une suite descendante d’harmonies enchanteresses, où sous la lèvre de Wotan on croit sentir la vie divine se retirer entement, et comme à regret, des beaux yeux qu’elle abandonne. Wagner a compris qu’il fallait finir non dans la violence, mais dans la douceur. Il a fait à dessein « l’incantation du feu » légère et voltigeante. Ce n’est pas au feu qui dévore, mais au feu qui protège, c’est à des flammes amies que Wotan remet la garde de sa fille ; le motif du sommeil se combine sans peur avec celui du feu, et sous la pluie des étincelles, la berceuse berce, berce toujours. Wotan s’éloigne, disparaît à travers la fumée, escorté par le thème des adieux. Tout se tait ; l’air embrasé brûle silencieusement, et très bas l’orchestre exhale une dernière fois le thème de la pitié de Brunnhilde, comme si la dormeuse divine rêvait encore de compassion, de sacrifice et d’amour.

« Et maintenant, concluait M. Paul Lindau, déjà nommé, après l’audition de la Walkyrie je dois prévenir mes lecteurs que j’écris sous l’influence d’un grand malaise physique. Je suis presque brisé par la représentation d’hier. » Les œuvres wagnériennes possèdent en effet une incomparable puissance d’anéantissement. Aucun art ne donne à l’esprit et à la sensibilité une telle courbature ; il enthousiasme, il énerve, il écrase. Le laid et le beau y sont également démesurés. Si de la Walkyrie