Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/815

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas un moment de naturel. Si ce livre était moins ridicule et moins long, il pourrait être dangereux. Tel qu’il est, il me semble inférieur de tous points aux romans socialistes d’Eugène Süe[1]. » La question qui se pose pour lui est celle-ci : « Victor Hugo a-t-il toujours été fou ou l’est-il devenu ? » Et il écrit à Mlle  Dacquin, toujours à propos des Misérables : « Quel dommage que ce garçon, qui a de si belles images à sa disposition, n’ait pas l’ombre de bon sens, ni la pudeur de se retenir de dire des platitudes indignes d’un honnête homme[2] ! » Voilà où l’on va quand on fait de la critique avec la bile et les nerfs : on en vient à traiter Victor Hugo de « garçon ! »

Pour se remettre, disait-il, au diapason de la vraie prose, il relisait les lettres de Mme  de Sévigné. Il relisait aussi ses maîtres favoris, Aristophane, Cervantes, Rabelais, Shakspeare. Il était là en bonne compagnie, dans ce monde des beautés acceptées et définitives, que n’agitent plus les vilaines petites colères des gens de lettres. Mais c’est un mauvais signe que de se refuser à des impressions nouvelles et de revenir aux premiers livres qu’on a aimés. C’est le symptôme de la fin ; c’est l’esprit qui retourne mourir au gîte.

II.

Mérimée jugeait la société avec la même sévérité que la littérature, mais cette disposition défavorable n’apparaît d’abord que par accès, dans sa correspondance, pendant les premières années de l’empire. C’est d’abord de son ancien ton, moitié amusé, moitié moqueur, qu’il raconte à son amie de Carabanchel ces folies mondaines dont il prenait encore sa part. Parmi beaucoup de récits de ce genre, je détache celui d’une soirée qui est restée célèbre, du bal costumé qui fut donné à l’hôtel d’Albe au mois d’avril 1860 :

« Je vais vous parler de la fête donnée chez vous et où vous manquiez beaucoup. En avant de votre maison et du côté de l’avenue on avait fait une galerie en bois ; derrière la maison, dans le jardin, une immense salle à manger où l’on descendait par des escaliers ; tout autour une galerie, qui pourtournait la table. Quand, à deux heures, on a ouvert les portes, le coup d’œil était magique, surtout quand les salles, les escaliers et les galeries ont été couvertes de femmes en costumes brillans, et tout cela inondé de

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 3 juin 1862.
  2. Lettres à une Inconnue, 27 septembre 1862.