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ter. On admet généralement dans le monde des joueurs que tout amateur de première force peut jouer sans échiquier au moins une partie. Cela se comprend d’autant mieux que, pour jouer avec l’échiquier sous les yeux, il faut, — cela semble extraordinaire, — jouer sans voir.

« L’amateur qui dresse un plan dans sa tête, écrit Selkirk, est obligé de se représenter les positions des pièces après quelques coups supposés ; à ce moment, la vue de l’échiquier ne servirait qu’à l’embrouiller. » Cette observation nous paraît très juste et elle nous a été présentée spontanément par un grand nombre de nos correspondans. « Tout le jeu d’échecs, nous écrit le docteur Tarrasch, se fait en partie sans voir. Toute combinaison de cinq coups, par exemple, s’exécute mentalement, avec la seule différence que l’on a l’échiquier devant soi. Les pièces qu’on regarde gênent bien souvent les calculs. » Il faut cependant ne pas exagérer l’importance de ce rapprochement. Dans le jeu devant l’échiquier, on n’a à se représenter que la position future, tandis que dans le jeu sans voir, il faut se représenter à la fois la position présente et la position future, chose d’autant plus difficile que le futur n’est qu’une modification du présent. Quoi qu’il en soit, la principale difficulté du jeu sans voir réside dans le nombre des parties qu’il faut mener simultanément sans les confondre. Quand ce nombre est de 6, de 8 et même de 10, l’effort à faire exige une amplitude de mémoire qui reste toujours le privilège d’un petit nombre. Parmi les joueurs vivans, les plus célèbres sont MM. Blackburne, Fritz, Goetz, Rosenthal, Tarrasch, Tschigorine, etc.

Existe-t-il une relation exacte, mathématique, entre la force de combinaison pour les échecs et le développement de la mémoire ? En d’autres termes, les joueurs les plus forts sont-ils ceux qui peuvent mener à l’aveugle le plus grand nombre de parties ? Je soulève, en passant, cette question, parce qu’elle a été souvent posée en psychologie, sous une forme un peu différente ; on s’est demandé quelle relation existe entre la mémoire et l’intelligence, ou entre la mémoire et le jugement.

Conçu dans ces termes généraux et vagues, le problème échappe à toute solution précise, et chacun peut y répondre à son gré ; les uns, pour montrer à quel point la mémoire est indépendante du jugement, citeront les idiots qui, incapables de se nourrir seuls, ont parfois une mémoire étonnante, récitent sans faute la liste des papes ou répètent, sans oublier un mot, une page qu’on leur a lue une seule fois ; en faveur de l’opinion inverse, d’autres personnes invoqueront la biographie de quelques hommes éminens, comme Victor Hugo, dont la mémoire était si puissante qu’elle conservait