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pensive, n’est ni connue ni reproduite, que je sache. Qui l’a faite ? On l’ignore. À peine soupçonne-t-on qui était ce Guidarello Guidarelli ; les chroniques ravennates signalent rapidement plusieurs partisans de cette famille, au XVe siècle.

Ce fut l’époque où Ravenne parut se ranimer ; la vie italienne, si farouche alors, lui mit au cœur quelques battemens violens. Ils sont attestés par des inscriptions qui racontent sur les murailles les anciennes mœurs. Je lis sur une plaque, au coin d’une rue : « Ici François de la Rovère, duc d’Urbin, férit mortellement, dans un accès de colère, le cardinal Alidosio. » François était général des troupes de Jules II, et Alidosio légat de ce pape. Au sommet de cette société, le sang impulsif de l’Italie agissait alors comme il agit encore chez les popolani, quand ils s’entr’égorgent au sortir de la taverne, pour un mot. Et l’Italie tenait en ce temps la première place dans la politique, dans les lettres, dans les arts. Mauvaise leçon de morale. Il faut prêcher quand même la tolérance et le respect de la légalité, mais convenir que ces vertus ne laissent pas de lustre. À la Bibliothèque, tandis que je regardais la précieuse copie d’Aristote qui est la gloire de cette collection, le bibliothécaire m’apporta le crâne d’Alidosio, échoué là ; il me fit remarquer la belle profondeur des deux entailles de l’épée dans la paroi de l’occiput ; et ses mains jouaient gaîment avec le crâne du cardinal assassiné, sur le vénérable manuscrit du sage grec. — De nos grandes batailles sous Ravenne, il reste peu d’indices. Dans la campagne, au bord du « merveilleux fossé » dont parle le Loyal serviteur, une colonne entre des cyprès désigne la place où tomba Gaston de Foix. Dans la ville, nul souvenir de notre passage. Si, un seul ; une signature française, très belle. En entrant au baptistère de San-Giovanni, je remarquai, sur la porte du monument de Justinien, une brève sentence gravée dans la pierre qui fait linteau : En espoir Dieu. Personne ne put m’expliquer l’origine de cette devise française, ni me dire par quelle singularité elle avait subsisté là. Mais le tour vieilli du langage et la forme des caractères ne permettent qu’une supposition : c’est la signature de quelque compagnon de Bayard, au temps où les nôtres furent maîtres de la ville. Il me plaît que nos exploits aient laissé cette trace unique sur le front de la morte : trois mots, entre les milliers d’inscriptions pompeuses qui couvrent en d’autres langues les pierres de Ravenne ; le cri de notre race, vibrant et chantant clair sur toutes ces ruines : En espoir Dieu.

Une seule ombre lutte ici de pair avec la grande ombre de l’empire romano-byzantin, un seul nom contre-pèse tant de noms illustres ; l’ombre et le nom d’un homme ; mais cet homme fut Dante.