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lentement à ras de terre, sans que l’on aperçoive les barques qui les portent dans les tranchées des canaux ; mirage de plus, entre ceux que le rayonnement d’un air brûlant fait trembler sur les plans lointains de cette solitude.

Elle n’est habitée que par des mirages, la forêt où l’on peut errer des jours entiers sans rencontrer un être vivant ; elle appartient aux créatures chimériques des poètes. Complices de cette nature favorable aux illusions, ils se sont emparés d’un lieu réservé aux seuls personnages de rêve. On ne s’étonnerait guère de rencontrer dans la Pineta la compagnie que Boccace y assemble, durant la cinquième journée du Décaméron, autour de Messer Nastagio degli Onesti ; ce jeune homme avait amené ici sa hautaine maîtresse et d’autres inhumaines, pour leur faire voir la chasse de la dame trop cruelle. Un cavalier désespéré par cette dame s’était tué pour elle ; en punition de l’inhumanité qui avait causé un si grand péché, la coupable était condamnée à fuir éternellement dans la forêt devant son amant, qui la chassait comme une bête fauve, avec une meute de chiens. Chaque vendredi, le chasseur atteignait sa proie dans le même lieu, les chiens enfonçaient leurs crocs dans les chairs de la victime et la déchiraient en lambeaux ; elle ressuscitait ensuite pour fuir à nouveau devant son persécuteur, nue, pantelante, telle que Nastagio l’avait rencontrée, un jour qu’il songeait tristement dans le bois. Aussi s’empressa-t-il de convier toutes ses connaissances au spectacle de cette torture instructive ; elle inspira une terreur salutaire aux dames de Ravenne, et, par la suite, à toutes les lectrices de Boccace qui manquaient de condescendance, défaut dont on avait d’ailleurs rarement à se plaindre en ce temps-là.

Byron est le dernier qui ait suscité des fantômes sous ces arbres, durant les longues chevauchées où il se plaisait dans la Pineta. Il y a trouvé quelques-uns de ses accens les plus émus ; les vers, entre autres, où il dépeint la beauté des soirs de Ravenne, telle qu’il put l’admirer souvent ; telle qu’elle m’apparut aux dernières heures de mon séjour, à la place où le Naviglio côtoie la forêt. Sur la gauche, l’orbe rouge du soleil tombait dans les crêtes des pins ; à droite, la lune s’allumait, errante sur ce plateau de terres désertes où toute la paix de l’univers semble s’être doucement posée. Devant, à la perte de la route, on devinait le voisinage de la mer, invisible, endormie ; l’air immobile, saturé de clarté, tardait à s’obscurcir ; le silence des choses descendait jusqu’au fond de l’âme. Durant l’instant de lumière blanche et froide où il fait encore jour, où rien ne fait plus d’ombre, la douce morte se profilait là-bas, sur la campagne, comme un Campo-Santo très ancien ; avec