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En y regardant de plus près, un autre fait se révèle à nous. C’est que, selon l’expression très heureuse de J.-B. Dumas, tous les êtres vivans ne sont que de l’air condensé. Les végétaux n’existent que grâce à l’air, et les animaux n’existent que par les végétaux. Les élémens des végétaux sont eux-mêmes de l’air et les animaux vivent des végétaux ; la liaison est étroite, intime, directe : l’homme est de l’air condensé. Et comme cet air, depuis des siècles qu’existe l’humanité, n’a fait que traverser incessamment les corps de nos ancêtres, en faisant partie pour un temps et se dégageant ensuite, notre corps actuel est fait des mêmes élémens que celui de nos devanciers. Notre substance est la leur. Et cette substance, qui est aussi celle des végétaux passés, va sans cesse circulant à travers l’espace en une marée qui ne se lasse point. Aujourd’hui ou demain, fleur ou fruit, elle s’incorporera ici dans le lent organisme d’un mollusque, là dans le cerveau d’un Descartes, d’un Pascal, d’une Jeanne d’Arc ou d’un Shakspeare. Elle ne s’arrête jamais ; son cycle, dont nul œil humain ne vit le commencement et dont nul ne peut se représenter la fin, semble infini ; passant alternativement par la vie et la mort, vieille comme le monde, et, malgré cela, éternellement jeune, elle aurait, — si elle avait la conscience, — épuisé tout ce que la vie peut contenir de joie et de douleur, et connu toutes les émotions, les plus nobles comme les plus viles.

Cet air qui nous frappait doucement au visage tout à l’heure, c’est toute la vie passée, c’est une myriade d’existences, ce sont nos devanciers, ce sont aussi les morts que nous pleurons ; maintenant il fait partie de nous-mêmes, et demain il poursuivra sa route, se métamorphosant sans cesse, passant d’un organisme à l’autre, sans choix, sans distinction, jusqu’au jour où, notre planète devenue morte, la substance de tout ce qui aura vécu rentrera dans la terre refroidie, gigantesque tombeau qui roulera silencieux et désolé par les profondeurs insondables des cieux éteints.

Et après ? La science reste muette : au livre de la nature qui s’ouvre à nous et dans lequel nous plongeons avec avidité pour déchiffrer l’avenir, il manque deux pages, celles-là même qui nous intéressent le plus, la première et la dernière.


HENRY DE VARIGNY.