Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/161

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

va ouvrir sa cellule, et le trouve en habit séculier, sur une échelle, qui allait sauter les murs. Voilà le prieur à crier ; l’autre, sans s’émouvoir, le tue d’un coup de pistolet et se sauve. Mis en goût par ce premier exploit, il tue quelques jours après un cavalier qui prétendait partager son dîner et, ne sachant que devenir, il s’en va en Turquie, et, pour le faire court, prend le turban et s’engage dans la milice. Son reniement l’avance, son esprit et sa valeur le distinguent : il devint pacha et se conduisit si bien avec les Turcs qu’il se crut en état de tirer parti de sa situation, dans laquelle il ne pouvait se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au gouvernement de la République de Venise et de faire son marché avec lui. Il promit verbalement de livrer force plans et secrets des Turcs, moyennant qu’on lui rapportât en bonne forme l’absolution du pape de tous les méfaits de sa vie, de ses meurtres, de son apostasie, sûreté entière contre les chartreux, et de ne pouvoir être remis dans aucun autre ordre, d’être restitué pleinement au siècle et à l’exercice de son ordre de prêtrise, avec pouvoir de posséder tous bénéfices quelconques… Le pape crut l’intérêt de l’Église assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs ; il accorda de bonne grâce toutes les demandes du pacha… Des événemens si singuliers le firent connaître à la première conquête de la Franche-Comté ; on le jugea homme de main et d’intrigue, il en lia directement avec la reine-mère, puis avec les ministres… il rendit de grands services, mais non pour rien ; il avait stipulé l’archevêché de Besançon, et en effet il y fut nommé. Mais le pape ne put se résoudre à lui donner les bulles : il se récria au meurtre, à l’apostasie ; le roi entra dans les raisons du pape et il capitula avec l’abbé de Watteville, qui se contenta de l’abbaye de Baume, la deuxième de la Franche-Comté, d’une autre bonne en Picardie, et de divers autres avantages. Il vécut depuis, partie dans son abbaye de Baume, partie dans ses terres, quelquefois à Besançon, rarement à Paris. Il avait partout beaucoup d’équipage, grande chère, une belle meute, grande table et bonne compagnie. Il ne se contraignait sur aucun point, et vivait non-seulement en grand seigneur et tort respecté, mais à l’ancienne mode, tyrannisait fort ses terres, celles de ses abbayes, et quelquefois ses voisins ; surtout chez lui, fort absolu. Les intendans pliaient les épaules, et, par ordre exprès de la cour, tant qu’il vécut, le laissaient faire et n’osaient le choquer en rien, ni sur les impositions qu’il réglait à peu près comme bon lui semblait dans toutes ses dépendances, ni sur ses entreprises, assez souvent violentes. Il vécut de la sorte, et toujours dans la même licence, jusqu’à près de quatre-vingt-dix ans. »

Toutes ces circonstances expliquent la foudroyante conquête de Louis XIV, exécutée en seize jours, au cœur de l’hiver de 1668