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craindre que, suivant la fatalité ordinaire, il ne se trouvât un peu dérouté et troublé, et que nos hivers parisiens ne prissent entre ses mains des aspects d’hivers norvégiens. Il n’en a rien été ; M. Thaulow possède décidément un œil particulièrement doué et servi par un outil des plus sûrs et des plus complaisans. Toute sa série d’études de la Seine en novembre, décembre, janvier, février, mars, est des plus intéressantes à consulter. Les modifications de l’aspect terrestre et de l’aspect céleste, dans les mêmes lieux, sous l’influence des changemens de la saison, y sont notées avec une justesse et une sensibilité étonnantes. J’allais dire que, pour le rendu et pour l’expression du mouvement des eaux, M. Thaulow est un homme incomparable ; je dois me contenter de dire que c’est un homme supérieur, car, sur ce point, on peut au moins lui comparer un Américain, M. Harrison.

M. Harrison n’est pas un nouveau-venu ; il y a déjà quelque huit ans qu’au Salon des Champs-Elysées, ses marines tranquilles et claires ont ravi tous les amis du vieil Océan ; mais, depuis ses premiers succès, M. Harrison n’a cessé de travailler avec un esprit de suite, une méthode, une conscience vraiment exemplaires. S’il était besoin de démontrer qu’un paysage peut et doit être dessiné comme une figure humaine, que le meilleur des paysages est celui dans lequel on sent le mieux, sous l’enveloppe de lumière, la structure des terrains, l’anatomie des arbres, la construction des nuées, M. Harrison en serait la démonstration vivante ; il a appliqué la science du dessin à ce qui semble échapper le plus à la loi des contours et à la loi des reliefs, à ce qu’il y a de plus insaisissable et de plus mouvant dans la nature, à la mer, et il a obtenu, par cette patience passionnée d’observation, des résultats presque merveilleux. Dans ses toiles silencieuses où ne se montre presque jamais ni un bateau, ni un homme, la mer devient un être vivant d’une physionomie si nette, ni marquée, si particulière, qu’on se sent disposé à lui attribuer un état d’âme très défini. Cet état est en général calme, et c’est dans l’analyse émue et exquise de ce calme qu’excelle M. Harrison. De ses quatre marines, la Solitude, la Nuit, la Lune, le Ciel rose, laquelle est la meilleure ? Toutes ont leurs partisans. La Lune où l’on voit, tendrement, sous la clarté rêveuse, déferler en bon ordre, léchant le sable fin, les longues vagues transparentes, sera plus facilement comprise de tous ceux qui se sont assis, une nuit d’été, devant la mer, respirant, avec sa fraîcheur sereine, l’oubli de leurs maux et l’espérance infinie. L’État a bien fait d’acheter ce chef-d’œuvre pour nos musées. Dans la Solitude, on entrevoit un baigneur, sur une petite barque, qui traverse un étang. L’eau sombre et paisible est à peine teintée de rouge ça et là par les jaillissemens épars d’un crépuscule