Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

acquérir ce qui lui manquait, et c’est peut-être à des préoccupations de cet ordre qu’il faut attribuer l’abaissement du ton local dans toutes les peintures qu’il expose cette année, en même temps que cette recherche d’harmonie un peu jaunâtre et sourde dont la gravité triste n’a pas laissé de surprendre et d’inquiéter quelques personnes. Et pourtant, combien cette harmonie légèrement voilée donne de charme à son morceau principal, un jeune paysan jouant du violon, au milieu de ses compagnons assemblés, Dans la forêt ! Nous savons sans doute qu’il faut se défier de ces tableaux dans lesquels l’expression d’un son, c’est-à-dire de ce qui est inexprimable dans la langue plastique et pittoresque, joue le rôle principal, de ce qu’on a appelé les tableaux à musique et dont l’Angélus est l’exemple le plus célèbre, parce que nulle part le peintre ne fait une plus grosse avance à l’imagination personnelle du spectateur qui se croit en même temps un auditeur. Aussi bien, à vrai dire, ce que peut jouer ce ménétrier d’occasion nous importe fort peu, et, quoique le peintre lui ait donné une physionomie particulièrement aimable, ce n’est pas lui qui est l’acteur important de la scène. Les personnages vraiment intéressans, ce sont les auditeurs sur les visages desquels l’artiste a fixé, avec une variété exquise, sans altérer leurs particularités de types, d’âge et de race, les différens degrés de l’attention et du ravissement. En nous montrant ces visages hâlés, inégalement intelligens, quelques-uns presque niais, de rudes paysans, naïvement transfigurés par l’extase musicale, durant une courte halte entre leurs durs labeurs, M. Dagnan Bouveret a fait une vraie et bonne besogne de peintre, en même temps qu’une œuvre de poète. Ses qualités se retrouvent encore, et avec un grand charme, dans les deux têtes si expressives, si finement modelées, d’un portrait à mi-corps de jeune mère avec son fils. Notre école moderne n’a guère produit d’œuvres plus fines ni plus distinguées. À côté de ce morceau supérieur, il faut voir aussi un tout petit portrait de dame assise, en robe grise, avec des bretelles noires, tenant un éventail ; c’est d’un art discret, intelligent, plein de goût et de grâce, vraiment français.

Autour de M. Dagnan se rangent un certain nombre d’artistes, la plupart assez jeunes, qui, comme lui, cherchent la poésie dans une analyse serrée et fine de la réalité, et chez lesquels on retrouve, comme chez lui, une certaine timidité d’exécution jointe à une extrême conscience d’observation. Le défaut général de tout ce groupe, c’est d’être, par instans, méticuleux, légèrement sec et froid, et de rappeler, quelquefois, par un excessif respect du détail, la netteté tranchante du photographe. La soumission à la réalité présente ses dangers presque autant que l’indépendance absolue. Le véritable artiste doit savoir concilier les