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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/209

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— Qu’il est gras ! pense Goussef à moitié endormi, ce serait amusant de donner une bonne claque sur ce dos-là !

Puis il s’engourdit et il lui semble que toute la terre se trouve dans ce même état de demi-somnolence. Et le temps passe, passe, les jours fuient… Le navire a quitté le port et marche vers son but lointain à travers l’immense et solitaire océan.

III


Pavel Ivanovitch ne peut rester assis ; il est couché, son nez est devenu encore plus pointu et ses yeux sont clos.

— Pavel Ivanovitch ! crie Goussef, Pavel Ivanovitch ! Pavel Ivanovitch ouvre les yeux et remue les lèvres.

— Vous êtes indisposé ?

— Non, répond Pavel Ivanovitch en respirant avec peine, au contraire, je me sens mieux, tu vois, je peux rester étendu…

— Dieu soit loué, Pavel Ivanovitch.

— Si je me compare à vous autres, je vous plains, mes amis. Qu’est-ce que ma toux ? Elle vient de l’estomac, ce n’est rien. Et puis je raisonne, j’observe tout, même ma maladie, mais vous, pauvres diables ! ..

Il n’y a plus de vent, l’onde est calme, mais la chaleur devient insupportable. Goussef pense avec délices à l’hiver de sa patrie. Il se voit emporté dans un traîneau léger, par des chevaux fougueux. Hue ! comme le vent glacial lui mord agréablement la peau ; la neige que les sabots des chevaux lui jettent à la figure est douce. Le fouet claque, les bonnes gens crient, les chiens aboient et tout à coup, le traîneau se renverse, on tombe, le visage dans la neige, dans la délicieuse, la froide neige…

Pavel Ivanovitch ouvre un œil, regarde Goussef et demande doucement :

— Dis donc, Goussef, ton colonel volait-il ?

— Dieu le sait, Pavel Ivanovitch, ces choses-là n’arrivaient pas jusqu’à nos oreilles.

Ils se taisent. Goussef a terriblement soif et se sent très faible. Il ne s’ennuie plus, — au contraire, il souhaite que personne ne le dérange, que personne ne lui parle… Il n’a qu’une idée en tête : c’est la gelée, le froid, l’hiver à la maison.

Ainsi passe le jour. Vers le soir, des matelots aux pieds lourds emportent de la cabine un corps enveloppé dans des draps. Goussef s’éveille en sursaut : — Qu’est-ce que c’est ?

Le soldat à la main malade fait de sa main gauche le signe de la croix : — Que la paix éternelle soit avec lui au royaume des cieux l C’était un homme bien peu tranquille.