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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/211

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grondent et bruissent : la première cherche à s’élever sur la tête de la seconde, la chasse, l’opprime, puis la troisième arrive, haletante, sauvage, insensée, elle étouffe les autres…

La mer, d’après Gousset, n’a ni sentiment, ni raison. Si le navire était plus petit, plus chétif, elle l’écraserait sans pitié et ensevelirait les justes avec les méchans. Mais le navire, à son tour, est aussi un être insensible ; il marche en avant, coupe les vagues et ne craint ni les ténèbres, ni la tempête, ni la distance, ni l’isolement…

— Où sommes-nous maintenant ? demande Goussef.

— Je n’en sais rien, répond le soldat, on nous dit que nous ne verrons la terre que dans huit jours.

Goussef ne peut détacher ses regards de ces vagues ondoyantes, qui projettent de faibles éclairs phosphorescens.

— Au fond, il n’y a là rien de terrible, dit-il, nos pensées seules nous effraient. Si l’officier faisait descendre une chaloupe et envoyait les hommes pêcher à cent verstes, j’irais bien. Et si un chrétien tombait dans l’eau, je sauterais bien derrière lui. Pour un Mandchou, je ne le ferai pas, c’est évident.

— Cela ne t’effraie donc pas de mourir ?

— Comment le dire, frère ? J’en suis peiné à cause des affaires à la maison. Mon frère est un ivrogne, qui bat sa femme et manque de respect aux vieux parens ; ils connaîtront tous la misère… Quant au sac et au plongeon dans l’eau, ça m’est égal, puisque c’est la loi. Et maintenant, allons dormir, mes jambes ne me tiennent plus.

La nuit à l’infirmerie paraît longue à Goussef. Il se sent inquiet et tourmenté de désirs vagues ; sa poitrine est oppressée, son front comme serré dans un étau. Il voit dans des demi-rêves le grand four de la caserne, dont on vient de retirer le pain.., il y grimpe… Puis la chaleur l’épuisé, — il penche la tête, — et il s’endort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après deux jours, on porte son corps sur le pont, on l’enveloppe dans un morceau de voile ; ainsi il a l’air d’un long navet gris, pointu en bas et s’élargissant vers le haut. On le met sur une planche, le prêtre se tient à sa tête, les soldats libres et les matelots se rassemblent autour du corps. Ils font le signe de la croix pendant que le prêtre lit le service des morts et ils contemplent la mer, qui murmure, comme impatiente de recevoir le corps de leur camarade.

Enfin le prêtre jette une poignée de terre sur le mort et on chante : En mémoire éternelle.

Puis Goussef glisse de la planche, s’envole, la tête en bas, tourne deux fois sur lui-même et l’écume jaillissante l’enveloppe d’une dentelle blanche. Il a disparu.