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tablier de Nice en France, qu’elle fit un faux pas sur les Alpes, bien excusable de la part d’une femme âgée, et que je tombai platement à Chambéry. Il fallait pousser jusqu’à Paris ou du moins s’arrêter à Turin ; mais l’irréparable sottise est faite depuis le 1er avril 1754. » — Il se rajeunissait d’un an, il était né le 1er avril 1753 ; mais il se trompait davantage en accusant la nature. Elle n’avait point fait de faux pas, elle avait voulu son bien en le faisant naître au pied du Nivolet, dans un coin de France qui n’était pas en France. C’est ainsi qu’elle a préservé de toute atteinte l’originalité de son génie et que, jusqu’à la fin, cette plante, très cultivée, a gardé la fraîcheur et le parfum d’une fleur des Alpes.

Les de Maistre étaient originaires du Languedoc, et quelques-uns de leurs ancêtres avaient figuré avec honneur sur la liste des capitouls de Toulouse. Dès le commencement du XVIIe siècle, la famille s’était divisée en deux branches ; les uns demeurèrent en France, les autres vinrent s’établir à Nice, qui depuis longtemps déjà faisait partie du duché de Savoie. De père en fils, on était avocat, puis magistrat. François-Xavier, père de Joseph, après avoir eu la direction du parquet, était entré en 1764, à l’âge de cinquante-huit ans, dans la magistrature assise, en qualité de second président du sénat savoyard. Le premier président, Jacques Salteur III, faisait les honneurs de son hôtel « avec le faste d’un millionnaire et la distinction raffinée d’un marquis de l’ancien régime. » François-Xavier avait des goûts plus simples, et sa fortune était modeste. Tout entier à ses devoirs, il vivait retiré.

Si son buste conservé au château de Bissy ne ment pas, sa physionomie était non-seulement austère, mais terrible. « Les traits taillés à coups de hache, nous dit M. Descostes, le front large et bosselé, l’arcade sourcilière fortement accusée et abritant un œil inquisiteur, le nez irrégulier, s’avançant en saillie menaçante, les lèvres rentrantes et serrées, l’air dur et froid, la tête encadrée d’une perruque savamment frisée et retombant en boucles sur des épaules hautes et massives, le buste drapé dans la robe rouge coupée par le blanc mat de l’hermine et du rabat, Maistre devait être la terreur des coupables, ce bloc de granit rassurait les honnêtes gens. » Il frappait, paraît-il, sans hésiter, dût son arrêt envoyer à la mort des infortunés tels que ce Brunier qui, le 2 mai 1775, fut pendu sous les grands arbres du Verney pour avoir volé 300 francs à M. de Salins. Mais cet inexorable justicier avait dans les affaires privées l’âme haute et généreuse. Un intrigant, qui l’avait desservi et désirait rentrer dans ses bonnes grâces, lui dépêcha un ambassadeur officieux : « Ah ! l’animal, s’écria le président, il croit que je m’en souviens. » Partageant sa vie entre l’église Saint-Dominique, le palais et son intérieur, le formidable magistrat était pour tous les siens une loi vivante, il personnifiait comme un vieux Romain