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Si la gaîté des sanguins en fait plutôt des Philinte que des Alceste, c’est le contraire pour les nerveux tombés dans la mélancolie, qui tendent à se concentrer et à se fermer. Nous ne parlons, bien entendu, que des penchans ou mobiles sensibles, non de la misanthropie en action. Kant va jusqu’à dire à ce sujet : — « Celui qui se prive lui-même de la joie la souhaite difficilement aux autres. » — Goethe, à son tour, prétend que « la gaîté est la mère de toutes les vertus. » Le pasteur d’Hermas, un des vieux pères apostoliques, soutient que « la tristesse est sœur du doute, de l’hésitation et de l’irritation ; » que c’est la pire des dispositions et qu’elle afflige le Saint-Esprit. Il oublie, ainsi que Kant et Goethe, de distinguer entre les tristesses, qui, comme les joies, sont infinies en nombre et en qualité : il en est de désintéressées, il en est de hautes, qui n’en sont que plus poignantes. Celles-là sont sans doute capables d’affaiblir et parfois de briser ; mais, si elles tuent, c’est à la façon de ces maladies mortelles qui ne déshonorent point les malheureux qu’elles ont couchés en terre.

Maintenu dans de justes limites, le tempérament nerveux reste passionné et ardent sans être pour cela chagrin et malveillant. Joint à une intelligence supérieure, il fait le fond de la plupart des génies, surtout quand il s’associe soit à l’élément sanguin, soit à l’élément dit « bilieux. » Aristote a même prétendu que « tous les hommes éminens, soit dans.la philosophie, soit dans la politique, soit dans la poésie et les arts, ont le tempérament mélancolique. » Il voulait désigner par là, non pas nécessairement la tristesse, ni l’humeur chagrine, mais une sensibilité profonde et grave, faite pour ressentir longuement les émotions, jointe à une intelligence capable de saisir le côté sérieux ou même sombre de la vie. Au monument d’Albert, à Hyde-Park, sont sculptées cent soixante-neuf figures de poètes et d’artistes fameux. Ils ont un air évident de parenté, surtout les poètes, les musiciens et les peintres : cerveau développé, front élevé, au-dessous duquel le visage va diminuant, long cou, corps svelte. Le portrait de Sterne, par Reynolds, nous montre également un visage large par en haut et aminci par en bas, des yeux gris, vifs, un cou long, les ailes du nez minces, le visage pâle et le corps fluet : — A pale, thin person of a man, — dit Sterne de lui-même. Le génie poétique et artistique comporte toujours une forte dose de tempérament émotionnel. Le sentiment artistique, dit Stendhal, est proportionnel à l’aptitude à se passionner. — « Un homme sans passion, disait Léopold Robert, est incapable de faire un artiste. » — L’inspiration n’est d’ailleurs qu’une émotion au service d’une idée. On sait comment Rouget de l’Isle composa la Marseillaise : — « Les paroles, disait-il à Monnier, venaient avec