Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

humaine, ce n’est pas dans les constellations célestes qu’il faut lire, mais dans les actions et réactions du système astronomique intérieur ; n’étudiez pas la conjonction des astres, mais celle des organes. La source des biens et des maux, disait Biran, est souvent en nous-mêmes[1]. Chaque organe, en effet, contribue à constituer le « sens du corps ; » chaque fonction contribue à le maintenir ou à le modifier ; la faim, la soif, le trouble de la digestion, les palpitations du cœur, l’effort, la fatigue, le chagrin, l’inquiétude, l’attente, etc. ; or, ce sont là les « coefficiens physiques » du bonheur. Leur faible intensité est compensée par leur nombre et par leur continuité : c’est le suffrage universel et perpétuel des organes et des cellules. Le cours de nos sentimens et celui de nos désirs sont déterminés, tantôt partiellement, tantôt entièrement, par la masse des petites sensations et impulsions internes qui constituent notre « disposition d’esprit, » permanente ou momentanée. L’influence du sens du corps, « moniteur indéfectible de la vie, » s’étend jusque sur notre intelligence et sur nos jugemens. Les psychologues et les moralistes, qui ne considèrent que les rapports visibles des idées entre elles pour expliquer leur succession, ressemblent à des physiciens qui ne calculeraient que le rapport des gouttes d’eau voisines dans un ruisseau descendant de la montagne : il faut mettre en ligne de compte la source qui alimente le ruisseau, la force qui l’entraîne dans telle direction, les rives qui l’endiguent, les obstacles qu’il rencontre. De même, la direction de nos pensées est déterminée par l’état général de notre sensibilité et de notre activité. Si vous ne considérez chaque idée qu’au point de vue intellectuel, vous verrez qu’elle peut s’associer à plusieurs autres, comme l’idée de Pierre Corneille peut s’associer à celle de ses tragédies, ou à celle de son frère Thomas, ou à celle de Richelieu, etc. Pourquoi donc, en fait, telle idée s’unit-elle à celle-ci, non à celle-là ? qu’est-ce qui détermine le cours de notre imagination, la « pente de la rêverie » ou même de la méditation ? C’est le lit de petites sensations organiques sur lequel coulent telles et telles perceptions distinctes, seules à la surface et seules éclairées :


Je rêve, et la pâle rosée
Sur les plaines perle sans bruit…
D’où viennent ces tremblantes gouttes ?
Il ne pleut pas, le temps est clair.
C’est qu’avant de se former toutes,
Elles étaient déjà dans l’air.

  1. Voir M. Bertrand, la Psychologie de l’effort.