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de deux facteurs : l’action du tempérament et du milieu, la réaction de l’intelligence et de la volonté ; mais il y a tant d’intelligences et de volontés qui s’abandonnent ! Aussi la parole bien connue de Descartes est-elle toujours vraie : « La médecine et l’hygiène sont le principal moyen de rendre les hommes communément vertueux. » C’est par elles, en effet, qu’on peut agir sur la masse de l’humanité, plier d’avance la machine aux bonnes habitudes, extirper les vices par leur racine organique. S’inspirant de la même idée, Rousseau avait formé le projet d’un livre qui serait intitulé : « La morale sensitive ou le matérialisme du sage. » Il voulait sans doute désigner l’éducation du tempérament en vue de la moralité, c’est-à-dire l’hygiène et la médecine appliquées à faire de l’organisme même le docile serviteur de la raison. En vain Mme de Genlis raillait ce projet : — « Je n’ai jamais cru, disait-elle, que la vertu dépendit d’une bonne digestion. » — Rousseau n’en était pas moins fondé à croire qu’on sauverait à la raison bien des écarts, qu’on empêcherait de naître bien des vices, si l’on savait forcer l’économie animale à favoriser l’ordre moral qu’elle trouble si souvent. « Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les élémens, les alimens, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine et notre âme par conséquent ; tout nous offre mille prises presque assurées pour gouverner dans leur origine les sentimens dont nous nous laissons dominer. » Avec Descartes, Pascal et Rousseau, nous admettons la nécessité d’une morale appliquée à la vie sensitive et affective, agissant non par préceptes abstraits, mais par une influence concrète sur la partie matérielle de notre être. Incarner en quelque sorte la sagesse dans ses organes, ce serait là vraiment, croyons-nous, le « matérialisme du sage. »


ALFRED FOUILLEE.