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Quelques-uns se voient attribuer un lot abandonné, trouvent, par conséquent, une case toute construite et un terrain déjà mis en culture ; ils ne seront obligés que de réparer et d’améliorer : c’est une chance exceptionnelle sur laquelle on ne peut compter. Habituellement le concessionnaire est conduit dans un bois de nigoulis faisant partie d’un domaine pénitentiaire, on lui remet une hache, un sabre d’abatis, une pioche et une bêche, puis on lui tient ce discours paternel : « Vous avez devant vous trente mois pour défricher, piocher et semer votre terrain, pour construire une habitation ; pendant ce temps, vous toucherez une ration de vivres ; si, les trente mois écoulés, vos champs ne sont pas couverts de maïs et de haricots, si votre maison n’est pas bâtie, vous serez dépossédé. Ceci dit et compris, mettez-vous à l’œuvre, et du courage. »

En général, tout est prêt avant le délai fixé. Vous pensez bien que le cottage est d’une architecture primitive, mais il suffit pour abriter ses hôtes de la pluie et du soleil ; plus tard, si on réussit, on s’occupera d’y introduire un peu de confortable. La vente des récoltes a produit quelque argent ; on achète des poules et un couple de pocas (cochons). Désormais, on peut se passer des vivres alloués par l’administration ; beaucoup de travail, une bonne santé, de l’initiative, un peu de chance et, s’il plaît à Dieu qui regarde même les forçats, on se tirera d’affaire. Oui, mais à une condition ; ne pas vivre seul, faire venir sa famille de France ou se marier, retrouver ses dieux lares ou se créer une nouvelle patrie. Pour le condamné à perpétuité, qui ne deviendra jamais propriétaire, c’est un puissant encouragement que la certitude de pouvoir transmettre à ses enfans le coin de terre conquis au prix d’une rude expiation, défriché de ses mains, fertilisé par la sueur de son corps. Pour le condamné à temps, qui sera propriétaire quatre années après sa libération, il se sentira relevé aux yeux des siens toutes les fois que l’un d’eux prononcera les deux mots : « chez nous » dont peut-être auparavant il ne connaissait pas le sens.


Voilà, me direz-vous, qui est bel et bon ; mais on ne saurait soutenir que les familles des forçats, fort suspectes pour la plupart, apportent de France avec elles une atmosphère de vertu : le fait même de venir partager la vie d’un criminel, de voir encore en lui un mari ou un père, ne prouve-t-il pas une absence de scrupules presque monstrueuse ? Quant aux mariages conclus dans la colonie, c’est pis encore. Comment admettre que l’union d’un assassin et d’une empoisonneuse soit désirable ! N’est-il point immoral de souhaiter la propagation de pareille engeance ?

Je ne sais pas bien comment un philosophe s’y prendrait pour