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l’un et l’autre, — ils ont réuni leurs deux lots, ce qui leur a permis de disposer d’une quinzaine d’hectares, étendue suffisante pour entreprendre des essais sérieux. Leur première tentative fut l’acclimatement du blé ; elle réussit, mais que faire de ce blé sans moulin pour le transformer en farine ? et on ne peut songer, sans capitaux, à installer la moindre minoterie. Ils cherchèrent autre chose et bientôt, l’aîné des frères, qui a été « pion » dans un collège, s’écria : eurêka ! Son idée, en effet, se trouva bonne parce qu’elle était simple et que personne ne l’avait eue : c’était de fabriquer du tapioca. Tout le monde sait que le tapioca est du manioc pulvérisé et préparé de certaine façon ; or, cette plante pousse si vigoureusement en Nouvelle-Calédonie, qu’on la donne en nourriture au bétail.

Après avoir couvert de manioc leurs quinze hectares, les frères Th… construisirent avec des morceaux de niaoulis[1] un outillage d’abord très rudimentaire, qu’ils perfectionnèrent peu à peu. Ils sont parvenus maintenant à fabriquer un produit de bonne qualité ; afin de bien m’en convaincre, ils me forcèrent à emporter de chez eux un échantillon. J’acquitte donc ma dette en déclarant qu’ayant confié mon petit paquet au chef cuisinier de l’Océanien, ce praticien me confectionna un excellent potage. Si quelque jour vous apercevez dans une vitrine des sacs en papier jaune portant ces mots : « tapioca de la Nouvelle-Calédonie, » rappelez-vous que c’est une industrie créée par deux forçats mis en concession.

Encore deux frères, les nommés Nur.. ; jadis employés de manufacture à Marseille où ils furent condamnés pour vol qualifié, voilà plus de vingt-cinq ans. Leur conduite au bagne a été parfaite et, depuis dix années déjà, ils sont concessionnaires. Ils ont mis ce temps à profit en vrais fils de la Canebière. Dès qu’ils eurent, grâce à leur travail et à leur économie, de l’argent dans leur escarcelle, ils bâtirent à côté de leur case une sorte de hangar, achetèrent aux éleveurs voisins des peaux d’animaux abattus et commencèrent, avec cet embryon de mégisserie, un commerce qui ne tarda pas à devenir lucratif. Bientôt le cuir de Bourail fit une timide apparition à côté des cuirs australiens, seuls en usage dans le pays, et la comparaison lui fut d’autant plus favorable qu’il coûtait beaucoup moins cher. Les commandes affluèrent. Les frères Nur… prirent rang parmi les industriels sérieux ; ils eurent

  1. Essence d’arbre très répandue en Nouvelle-Calédonie, qui appartient à la famille des eucalyptus. Le niaouli a l’écorce blanche du bouleau et la feuille de même nuance que celle de l’olivier. Il se travaille assez mal et ne peut être utilisé que pour faire des charpentes.