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je voyais. « C’est le prince Potemkin, à qui je dois tout, — me dit-elle, — qu’il faut embrasser. » Pendant le dîner, elle avait dit à Stackelberg, devant qui j’étais, de me demander si je ne croyais pas que les vaisseaux que nous voyions fussent les mêmes que ceux que j’avais vus devant Oczakof. Je lui avais répondu que, bien loin d’être les mêmes, je croyais que ceux-ci mettraient les autres en poche, si elle l’ordonnait, et qu’ils y auraient d’autant moins de peine que, comme par la position qu’ils avaient prise, ils s’étaient empochés, l’impératrice n’aurait qu’à ordonner à son escadre de sortir pour les y enfermer. Elle avait ri. Après dîner, elle m’en reparla, et me dit : « Vous croyez donc que ce ne sont pas ces vaisseaux turcs que vous êtes allé voir ? — Ce sont ceux, — lui dis-je, — qui n’attendent que vos ordres pour aller chercher ceux d’Oczakof. » Elle rit encore et dit à Ligne : « Croyez-vous que j’oserais ? Oh ! non, ce sont des gens bien redoutables ! » L’empereur riait ; mais tout cela ne me fait pas encore croire à la guerre pour le moment, quoique je croie que l’on en a bien envie ici.

« L’on monta en chaloupe. Nous passâmes devant l’escadre qui est composée de trois vaisseaux de 66 canons, trois frégates de 50 et dix de 40. Ils saluèrent l’impératrice de trois salves, ce qui était superbe, et nous arrivâmes à l’entrée du port. Vous ne pouvez pas vous peindre l’étonnement où l’on était de sa beauté et de tout ce que l’on y avait fait. J’étais dans la seconde chaloupe avec Mme Scawronska, Mlle Protasof, le grand-chambellan, Ligne, Ségur ; notre premier mouvement fut d’applaudir. Un superbe escalier en pierre de taille se trouve au débarquement. De là, l’on arrive par une superbe terrasse à la maison de l’impératrice où nous arrivâmes avec elle. Elle ne cessait pas de dire qu’elle devait tout cela au prince Potemkin. Elle disait : « L’on ne dira plus, j’espère, qu’il est paresseux. »

« Après être restée une demi-heure avec nous, elle entra chez elle avec l’empereur avec qui elle fut seule, pour la première fois, depuis son arrivée. Un demi-quart d’heure après, l’on fit appeler le prince Potemkin. Ils furent tous trois un quart d’heure ; après, l’officier du génie chargé de fortifier la place étant venu avec des plans qu’il avait été chercher, l’impératrice, le prince et l’empereur rentrèrent chez elle avec l’officier du génie et ils y restèrent une demi-heure ; puis ils ressortirent et chacun alla ôter sa poussière.

« Ligne et moi revenions chez l’impératrice, lorsque nous fûmes passés par l’empereur qui y allait aussi. Il fit arrêter sa voiture, descendit, et, étant venu à nous, nous dit : « Allons faire un tour. »