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colonne compacte, poussés par un irrésistible instinct, tentent, sans trêve ni repos, l’assaut et la conquête des harems. Les vieux bulls, incapables de repousser cette masse toujours ascendante, sont contraints de lui abandonner une sorte de sentier par lequel s’effectue un défilé sans fin. Malheureusement pour les célibataires, le défilé aboutit toujours au sommet escarpé d’une falaise, et, comme ceux qui l’atteignent sont dans l’impossibilité de rebrousser chemin, ils sont, comme Télémaque, précipités dans la mer et parfois sur des pointes de rochers sur lesquels quelques-uns se tuent ou se blessent. Le plus grand nombre sort pourtant intacts de l’effroyable culbute, et, aussitôt faisant à la nage le tour de l’île, les jeunes phoques reviennent à leur point de départ pour parcourir une seconde, une troisième et même une quatrième fois, la voie douloureuse.


IV

Les indigènes chargés de conduire au champ du massacre les jeunes phoques mâles quittent dès l’aube leur village pour se rendre aux plages sur lesquelles dorment les holluschickies. À leur vue, les amphibies font une légère tentative pour gagner la mer, mais menacés du bâton et le chasseur se tenant entre eux et l’eau, ils se résignent et on les conduit à l’abattoir avec aussi peu de difficulté qu’il en faut pour conduire des troupeaux de moutons à celui de La Villotte. En tout temps, d’ailleurs, l’aspect de l’homme ne leur cause pas grande frayeur. M. Henry-W. Elliot, dont j’ai déjà parlé, cet agent, spécial envoyé, en 1890, par un acte du congrès aux Pribylov pour y étudier l’état des pêcheries, — a raconté qu’il s’est promené au milieu d’une multitude de phoques et même dans leurs harems sans leur causer le plus petit étonnement et le moindre trouble. M. Henry-W. Elliot est certainement de tous les naturalistes celui qui connaît le mieux les mœurs de ces amphibies ; aussi est-ce à lui qu’il nous a fallu recourir pour la plus grande partie des descriptions que nous en faisons.

Le troupeau des victimes est conduit avec mesure et douceur, dans la crainte qu’une trop grande fatigue n’altère la beauté des fourrures. On leur fait faire des haltes fréquentes pendant lesquelles les phoques s’éventent avec leurs nageoires. Les regards qu’ils jettent, assure-t-on, en ces momens de repos, sur leurs impassibles guides, ont quelque chose d’humain et de suppliant. Quand leurs flancs ont cessé de battre avec force, la marche funèbre recommence. Il est des vieux phoques dans le nombre qui préfèrent subir des mauvais traitemens plutôt que de continuer une course qui leur est extrêmement pénible. Comme leurs fourrures sont