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aménagée et digne d’une ferme-école, une série de noms expressifs : Galantina, — Invidiosa, — Sfacciata, — Bellabocca, — Monachella. Les quatre cents autres bêtes laitières, de race romaine, vivent jour et nuit dehors. Elles sont à demi sauvages, et, pour les traire, à onze heures du soir, les gardiens s’en vont à travers la campagne, montés sur une charrette traînée par des bœufs.

Par les prés sans route et très montueux, nous nous dirigeons vers Prima Porta. La terre, partout fumée au moyen du parcage des moutons, est couverte d’une épaisse couche d’herbe. Au sommet des courbes seulement, et le long de certaines pentes rapides, je vois, çà et là, des plaques pelées, où la pierre affleure. « Des essais de culture, me dit M. P… Le sol, que nous avons défoncé, pour obéir à la loi, a été emporté par les pluies. Rien ne poussera plus ici. Vous pouvez juger si la loi est universellement applicable. »

Nous voyageons longtemps, sans rencontrer personne, dans les vallonnemens sans fin des pâturages, que couronnent çà et là des taillis aux formes incertaines et baveuses, comme des coulures de rouille. Et comme nous avons quitté la ville assez tard, le crépuscule s’annonce. Le Tibre lointain luit par endroits, et les champs de blé bleuissent. Un vol d’étourneaux passe, lancé vers un groupe d’arbres connu d’eux seuls et perdu dans l’immensité. Une tristesse plus grande descend avec l’ombre. Nous sommes au bas d’une croupe énorme, d’un vert olive. « La cabane des bergers, » me dit mon compagnon en étendant la main. Au sommet, une grande cabane ronde, au toit conique, s’enlève sur le ciel doré. Des palissades d’osier font une ligne noire à sa base. Nous approchons. Je vois que la couverture de la maison est en branchages et en roseaux, et qu’une croix de bois, avec la lance et l’échelle, pointe tout en haut. L’arrivée de la carriole a fait sortir trois hommes. Ils saluent. En vieux s’avance, son chapeau pointu à la main : Buona sera ! et nous introduit dans la demeure dont il est le chef. La hutte que les bergers romains se sont bâtie est spacieuse et commode. Elle doit durer deux ou trois ans, après lesquels le campement sera choisi ailleurs. C’est ici la vraie vie pastorale. D’un côté, les bergers ont leurs couchettes, sur deux rangs, l’un presque au ras du sol, le second à quatre pieds de terre ; de l’autre sont des tables où sèchent les derniers fromages fabriqués, et les chaudrons, les jattes, les instrumens de bois qui servent à la fabrication. Juste au milieu de cette chambre ronde, un trou assez profond, où brûlent les restes d’un fagot. Le vent qui traverse librement, d’une des portes à l’autre, active la flamme, et chasse la fumée. « Je crois que la soirée sera fraîche. Excellence, » dit le chef à mon compagnon, et il regarde en disant