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brume, et nous nous avançons, à travers les blés nouveaux qui sont d’une grande beauté. « Combien d’hectares cultivés, ici, vergaro ? — Trois cent quarante sur dix-huit cents. » Des bandes de mouettes se lèvent sous les pieds des chevaux. Nous montons une colline au trot, par les rigoles d’assèchement, nous descendons une longue pente, toujours enveloppés de la même nappe de froment vert. Au bas, M. P… nous rejoint, sur un très joli cheval. Il est le fermier de cette tenuta comme de la précédente que j’ai visitée. On m’a dit à Rome qu’il était un des meilleurs agriculteurs de la campagne romaine. Et je suis confirmé dans cette idée en revoyant ici des terres bien aménagées, des blés d’espèces choisies, des prés, fumés d’après la même méthode qu’à Prima Porta, d’une abondance rare en herbe et en trèfle. Le relief du terrain n’est d’ailleurs plus le même. Il est ici beaucoup plus accidenté. En approchant des bâtimens de la ferme, les collines se tassent et s’emmêlent, séparées par des gorges. Plusieurs sont couvertes de bois, mais la plupart ne servent que de pâtures. Au sommet de l’une d’elles, dans le bleu léger des seconds plans italiens, — car le soleil a reparu, et les nuages sont en fuite, — j’aperçois des ruines cernant une crête, « Un village ruiné ? — Oui. — Comment ? — Les uns disent par la malaria. — Et les autres ? — Par le calcul de grands propriétaires, qui, autrefois, ont peu à peu tout acheté, et puis ont chassé l’habitant, afin d’être seuls maîtres : je ne sais pas au juste. C’est loin d’ici. »

Au moment où le vergaro me répond ainsi, nous descendons en pente douce, par un chemin exquis, bordé d’un côté de touffes magnifiques de laurier, de laurier des poètes, fusant en belles pointes serrées, noires, odorantes : un reste de bois sacré où les muses pourraient encore pleurer sans être vues. Je remarque que certaines branches sont effeuillées, et je demande à M. P… : « Qui donc a dépouillé vos lauriers ? — Des Allemands. — Qu’en font-ils ? — C’est un revenu du domaine et des domaines voisins. Je leur vends la feuille. Ils en emportent des quintaux, et s’en servent pour fabriquer le bleu de Prusse. »

Je ne m’attendais pas à cette réponse, ni à voir les feuilles des lauriers italiens prendre cette route. Nous entrons dans la cour de la ferme, par une porte monumentale, et nous descendons de cheval, en effet, à côté d’un tas de ballots de feuilles ficelés, prêts à être expédiés. On me montre une bergerie où sont des moutons de race pure, achetés à notre bergerie nationale de Rambouillet, et qui donnent de si beaux produits, croisés avec la race du pays, qu’un propriétaire voisin, à peine a-t-il pu juger les heureux résultats obtenus par l’initiative de M. P.., a télégraphié