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cimetières italiens, — Milan, je crois, n’aurait pas le prix. La situation du campo santo de Messine, sur la pente des montagnes siciliennes, dominant le détroit et la mer, ses arbres magnifiques, ses escaliers fleuris, lui donneraient un avantage signalé ; d’autre part, les chapelles privées m’ont paru plus nombreuses et plus riches à Gênes. Il y a là une profusion, une prodigalité de marbre incroyable. Nulle part on ne rencontre la pierre assouplie, condamnée à rendre plus de scènes de famille, plus de robes à queue et à volans, dont la soie est prodigieusement imitée, plus de dentelles, plus de jeunes gens en redingote et en chapeaux hauts de forme, venant prier et pleurer, avec leur mère, devant le lit de mort ou devant le tombeau du père. Le marbre n’a jamais été domestiqué à ce point. Mais c’est bien partout, à Milan comme à Messine, comme à Gênes, la même inspiration réaliste.

Je passe dans les allées où sont les tombes des gens de moyenne condition. Des fleurs, des rosiers, des chèvrefeuilles taillés, comme chez nous, des veilleuses en verres de couleur, posées sur un long pied, et qui ne doivent pas toutes brûler toute l’année ; mais toujours le buste en plâtre, en pierre dure, en bronze, avec des lunettes, si le défunt en portait, ou la photographie encadrée, protégée par une glace. Ces cimetières italiens sont comme un grand album des générations disparues. On y retrouve les ancêtres avec leurs modes, leurs rides, leurs verrues ou leur sourire. Beaucoup de vivans même y sont représentés dans l’attitude de la douleur. Telle veuve remariée, alourdie par l’âge, peut s’y revoir encore dans sa beauté d’il y a vingt ans et dans le charme attendrissant de son premier chagrin. Et ces curieuses inscriptions, que j’avais déjà rencontrées ailleurs, et où l’héritier reconnaissant fait un mérite au défunt de son copieux héritage : « À Pierre V.., qui, par son esprit des affaires, son honnêteté, son travail, sut augmenter la fortune des siens. » Je pourrais citer dix variations sur le même thème. À côté, des idées charmantes, comme sur cette tombe d’enfant, où la main d’une mère, bien sûr, n’a gravé qu’une ligne : « Au revoir, maman ! » ou encore d’étranges énergies humaines qui s’étalent au jour, par exemple, dans les lettres de papier d’or, collées sur un ruban noir, et qui pendent là-bas, aux deux bras d’une croix. Je l’avais remarquée de loin, cette draperie de deuil, large et roide, dont les bouts se perdaient au milieu des gerbes de chrysanthèmes. J’approchai. Deux femmes agenouillées, immobiles, contemplaient le sable tout fraîchement remué, et, sur la banderole, il y avait : « À ma fille assassinée ! » Cette indication de la cause, ce réveil de passion vengeresse ne sont-ils pas suggestifs ? Et tout cela ne révèle-t-il pas, chez ce peuple très positif, une âme autrement orientée que