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cite tranquillement l’exemple de Renato Fucini, un écrivain de haute valeur comme lui, dont j’ai lu avec tant de plaisir les poésies toscanes et les lettres sur Naples, Fucini qui a commencé par être ingénieur à Florence, et s’est retiré au fond de sa province natale, du côté d’Empoli, avec un emploi d’inspecteur primaire. « Il y est très heureux, me dit Fogazzaro. Giosuè Carducci est venu le voir récemment. » La campagne, le salut des concitoyens, la considération dans tout le municipe et quelquefois la visite d’un confrère célèbre d’une autre province italienne : voilà l’idéal de la vie pour toute une élite, là-bas.

À dîner, la famille du sénateur était réunie autour de lui. Ses deux fils et leurs femmes, sa fille et son gendre habitent le même palais. Le fils aîné s’occupe d’agriculture ; le second est assesseur d’un juge de paix, il a épousé une Vénitienne charmante, qui, même après plusieurs années, songe encore, avec une nuance de regret, aux larges horizons de la première patrie, aux ciels immenses reflétés par la lagune. Tout ce monde est très uni, simple et sérieux. L’hôte qui entre est reçu aussitôt dans une sorte d’intimité touchante. On l’accueille en ami de la veille. Quelle opinion a-t-il du pays italien et de la chère Vicence ? La première impression, au clair de lune, a-t-elle été bonne ? Aime-t-il les pinsons rôtis, sur canapé de mie de pain, qui sont un plat vénitien ? Que de belles choses il verra demain, au grand jour, si le temps est beau ! On parle aussi devant lui des élections dont quelques résultats sont déjà connus. Fréquemment un domestique apporte un télégramme ou un billet annonçant le succès ou l’échec d’un ami. Ce sont des explosions générales de joie ou de regret. Le sénateur prend son crayon, et, sur une page de carnet, il écrit la réponse, une phrase pesée, composée, jolie, qu’il lit à la famille avant de la remettre au valet de chambre : de vrais chefs-d’œuvre de ce style lapidaire, dont j’ai trouvé partout les Italiens friands. Ils dégustent un billet bien tourné, ils le reprennent, ils se donnent la satisfaction de le déclamer, afin d’en mieux saisir l’harmonie : « Que c’est bien dit ! » font-ils, et ils se passent la page blanche, les uns aux autres, comme une bonbonnière pleine.

Le sénateur excelle évidemment dans cet art délicat. C’est un lettré, un homme aimable et d’une activité incroyable. Voilà vingt ans qu’il est entré au sénat, où le roi l’a appelé dès la quarantième année accomplie, et je sais que bien peu de ses collègues peuvent se flatter d’être plus assidus ou plus laborieux que lui. Quand il est à Rome, on peut dire qu’il habite au sénat. Tout le monde le connaît et l’a vu, serré dans sa redingote, alerte, avec sa bonne figure encadrée de favoris blancs, comme en portait l’ancienne magistrature, le sourire résigné d’un homme qui a vécu, les yeux