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teint admirable, et on la regardait avec plaisir, encore que l’ensemble fut sans expression. Malheureusement pour son mari, elle s’était montrée, en quinze années de mariage, dépensière, vaniteuse, sotte à faire pleurer. De sept garçons qu’elle avait eus, six, fatigués de bonne heure de la maison paternelle, couraient le monde à la recherche d’une situation indépendante. Sur l’aîné, Richard, resté au logis, elle avait reporté tout ce qu’une âme égoïste et sèche peut contenir de tendresse. L’éducation du jeune homme avait été celle de la plupart des Anglais de la classe moyenne. Il menait une existence terre à terre dont la platitude tranquille le charmait, loin de le lasser. Dépourvu de culture, d’ailleurs, et sans la moindre curiosité dans l’esprit. Nothing like England ! s’écriait-il volontiers, et c’est en vertu de cette croyance qu’il était resté indifférent aux événemens du dehors, n’ayant même pas voyagé. Il ne concevait pas qu’il y eût au monde quelque chose de plus intéressant que la lecture du journal local, le cricket en hiver, le tennis en été et la course quotidienne entre la villa et le magasin, où son cob le traînait vivement, dès la première heure. D’ailleurs suffisamment matin en affaires. Comme son père, il s’entendait à acheter, à écouler, au meilleur prix, le stock encombrant du magasin, rubans fanés, confections démodées, toute la friperie restée pour compte. C’était vrai, il n’y avait personne comme lui pour lancer, deux fois par an, dans le public, l’alléchant prospectus où s’annonce, en lettres énormes, la liquidation des soldes. Mais son flair n’allait guère au-delà, et qu’importait, au reste, puisque ainsi il vivait heureux, si heureux, qu’à la mort de son père, il craignit de troubler sa vie et n’osa pas se marier ! D’ailleurs, une aventure avait guéri Richard de l’amour. Un jour, ne s’était-il pas avisé de s’éprendre d’une de ses vendeuses, jolie fille de vingt ans, qui n’avait renoncé qu’à force d’argent à lui intenter un procès en breach of promise ? Les femmes, voilà une superfluité dont on pouvait bien se passer ! Et le fait est qu’il s’en passait bien, comme tant de jeunes hommes en Angleterre, sans émotion devant elles parce qu’ils sont sans désir.

Alors, il lui parut que la vie n’avait plus de jouissances à lui apporter. Ses frères étaient loin, et régulièrement il en recevait des nouvelles. C’étaient de rudes travailleurs qui réussissaient à se créer une situation, tous d’un tempérament tenace, froids et pratiques comme il convient. Même deux d’entre eux, l’un de l’Afrique australe, l’autre de la Nouvelle-Zélande, s’étaient mis en relations d’affaires avec la maison paternelle, et des correspondances s’échangeaient où les chiffres, les bordereaux, l’offre et la demande tenaient lieu d’effusions familiales. Que manquait-il donc à Richard