Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On trouve dans chaque village le bon, l’assez bon, le médiocre, le mauvais, et ce n’est pas toujours parmi les plus pauvres que se recrutent les deux derniers élémens. Misère et prospérité n’engendrent-ils pas également tricherie ? Il y en a de ces gaillards qui jouissent d’une honnête aisance, mais voilà, le bien d’autrui les fait loucher, et malgré la tolérance extrême dont on use d’ordinaire, il a fallu les mener au tribunal qui, lui, appelle les choses par leur nom et ne badine pas. Mauvaise affaire, car on s’en souviendra cinquante ans après et, dans une discussion, le fils s’entendra jeter à la face les péchés du père. Mais que dire de cet égoïste qui, reprenant le rêve néronien, aurait voulu qu’à sa mort tout son bien pût tenir dans une coquille d’œuf, afin de l’avaler d’une bouchée ? Comment classerez-vous ces butors qui ont la main trop près du dos de la femme et des enfans ? Oui, je l’ai rossée, se targuait l’un d’eux, parce qu’elle ne voulait pas être la maîtresse, elle voulait être le maître[1]. Ce qu’on ne saurait trop admirer, ce sont certaines familles qui constituent une sorte d’aristocratie morale, où la probité la plus rigide, l’économie, l’intrépidité laborieuse marchent de front ; elles ont cinq ou six cents ans de roture authentique, quarante quartiers de paysannerie et rien jusqu’ici n’a pu entamer le faisceau de leurs habitudes, elles me font songer à ces abbés de Luxeuil qui baisaient la main des cultivateurs qu’ils rencontraient dans les champs. Là réside en toute vérité l’honneur de la France rurale. Qu’ils aient ou non accepté la république, leurs chefs tiennent pour les principes d’après lesquels ont été élaborés nos codes, reconstruite notre société moderne, et dans un temps où les vérités élémentaires sont contestées, ils gardent ample provision de bon sens. De ces hommes-là, je sais des actions très nobles, des pensées dignes de nos meilleurs écrivains. Vers la fin d’un dîner, quelques-uns causaient des enterremens civils et ne ménageaient pas le blâme. — Quand une de mes vaches périt, je l’encrotte ; les enterremens civils me font le même effet ; pourtant, que diable, nous avons une âme. — Une âme, opina le

  1. Le parler franc-comtois fourmille de mots de terroir, et, ce regret qu’on a si souvent formulé au sujet de ces expressions pittoresques usitées aux XVe et XVIe siècles et tombées en désuétude, mériterait d’être exprimé aussi pour tant de provincialismes dignes d’obtenir leurs lettres de grande naturalisation : arguigner, contrarier ; aller aux blondes, faire la cour aux filles ; couiner, pleurer ; faire la croix sur quelqu’un, y renoncer à jamais, dare-dare, à la hâte ; entrioler, séduire ; fréguiller, frétiller ; froucasse, étourdi ; giries, manières affectées ; guinche, grande femme mal habillée ; grimoner, sermonner ; mouches bénies, les abeilles, ainsi nommées parce qu’on bénit les abeilles aux Rogations ; peut, laid ; reintri, ridé ; trisser, trésir, jaillir ; bricoler, musarder, s’amuser, perdre son temps à des bagatelles… (Voir Charles Beauquier, Dictionnaire des provincialismes.)