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reste, je veux dire le voyage de Cavalleria à travers l’Europe, est trop connu pour que j’en parle. Ce qui ne l’est pas, c’est que l’auteur de la nouvelle sicilienne, d’où le livret avait été tiré, voyant le triomphe inespéré de l’opéra de Mascagni, intenta un procès, qui vient d’être jugé, et que les droits du poète ont été estimés, par les tribunaux, à une somme énorme. « Bah ! me dit mon voisin, c’est M. Sonzogno qui paiera. » Je lui demande : « Quelle raison d’abandonner une veine si heureusement ouverte ? Cavalleria était sicilienne, nationale. Mais le sujet de Guillaume Radcliff ? Mais celui des Rantzau ? Croyez-vous qu’un Italien, même en musique, ne ferait pas mieux de s’inspirer de la poésie si abondante de la terre natale ? » Il allait me répondre. Nous étions en ce moment au foyer, ou plutôt sous le péristyle de la Pergola, encombré de monde. On causait bruyamment dans les groupes. Un air de joie, une émotion vraie animait tous ces visages d’Italiens et d’Italiennes : le plaisir, très rare, très désiré, non encore épuisé, de pouvoir fêter une œuvre nationale, un talent nouveau, et, qui sait, un continuateur peut être de Verdi vieillissant ? Une rumeur nous fit nous détourner. Mascagni, nu-tête, les bras passés dans les bras de deux de ses amis, jeunes comme lui, descendait en courant l’escalier étincelant de lumière. Ils riaient tous trois, sautant les marches comme des enfans. Et lui paraissait si heureux, il criait si naïvement sa jeune gloire, il était si bien le poète emporté dans le rêve de ses premiers succès, que j’ai fait comme tout le monde : j’ai applaudi de tout cœur.


Sienne. — Elle est difficile d’accès, Siena gentile. Il faut déjà l’aimer pour aller la chercher si lentement et si loin, dans ses collines où n’abordent que des trains omnibus. Mais comme elle récompense, comme elle fait oublier la route ! Ah ! la chère ville, qui vous prend le cœur à jamais ! Je l’ai vue un soir et un matin. Le matin, elle était curieuse et belle. J’ai visité, avec une émotion continue et renouvelée, sa cathédrale bigarrée, sa libreria aux murs couverts de chefs-d’œuvre, son musée, ses rues, sa grande place d’une forme unique, taillée, dit la légende, sur le modèle du manteau d’un pèlerin inconnu qui traversait la cité. Du haut de son campanile, elle apparaissait toute rouge dans le vert des collines, divisée en plusieurs quartiers dont chacun formait un labyrinthe, comme si on l’eût faite de gros coquillages marins, aux enroulemens réguliers, posés côte à côte. Mais la nuit, elle était extraordinaire et merveilleuse. Quiconque n’a pas vu Sienne au clair de lune ignore la beauté des ombres, et ce qu’elles ont en elles de puissance d’évocation et de rêve. Car les pierres ne parlent pas de même la nuit