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choisirent un gouverneur à leur gré, l’un des leurs, John Teach, surnommé Blackbeard, Barbe-noire, déterminé pirate, qui en fit tant que force lut, sous George 1er, de lui courir sus, de le forcer dans son repaire, et de le tuer.

Aujourd’hui, les pirates ne sont plus qu’une légende : aussi l’Angleterre se borne-t-elle à administrer les Bahama, à y maintenir l’ordre quand il est de son intérêt de le faire, à gouverner, ce à quoi elle excelle, car elle gouverne aussi peu que possible, c’est-à-dire mieux que personne, ne faisant que l’indispensable, laissant à ses sujets toute liberté d’action. Ils en usent et les intérêts commerciaux, plus puissans que les liens politiques, attirent chaque jour davantage ces îles dans l’orbite des États-Unis. Ce sont eux qui ont déterminé cette orientation, qui ont créé ces intérêts ; ils les stimulent et les subventionnent ; quoi d’étonnant à ce que tout ici soit marqué de leur empreinte ?

Nassau, capitale des Bahama et port de l’île de la Nouvelle-Providence, est en effet une ville plus américaine qu’anglaise. Dans le cours de sa déjà longue existence, elle n’avait jusqu’ici connu qu’une période de grande prospérité. Ce fut lors de la guerre de sécession. Le voisinage des côtes méridionales des États-Unis fit d’elle le foyer d’une contrebande maritime active et l’entrepôt du commerce du coton. De rapides croiseurs, montés par de hardis matelots, et chargés d’armes et de munitions à l’aller, de coton au retour, forçaient le blocus des ports du Sud, rapportant des bénéfices énormes à leurs armateurs et enrichissant Nassau. Capitaines et pilotes étaient alors payés 25,000 francs par voyage, l’équipage à l’avenant. On vit, en 1864, le mouvement d’échanges de ce petit port dépasser 250 millions, alors qu’à la veille de la guerre ce mouvement se chiffrait par 9,784,000 francs.

Nassau posséda alors une population flottante considérable. Les écumeurs de mer de toutes races et de toutes nationalités y affluaient, menant joyeuse vie, dépensant sans compter au retour de leurs aventureuses expéditions, jouant au bouchon avec des onces d’or sous le péristyle du Victoria Hôtel, généreux comme des voleurs avec les négresses et les mulâtresses qui ne s’étaient encore jamais trouvées à pareille fête. Hostile aux États du Nord, sympathique aux États du Sud, l’Angleterre n’avait garde d’intervenir dans ce trafic qui faisait la fortune de sa colonie. Pendant toute la durée de la guerre de sécession, Nassau fut le théâtre de rixes et d’orgies sans fin, un véritable camp de boucaniers. On eût pu s’y croire revenu aux jours où les pirates caraïbes, aussi redoutables et aussi cruels que les Malais, régnaient en maîtres sur l’archipel et où Morgan l’Exterminateur, qui pilla Cuba, rançonna